Auteur Sujet: Tirer les oreilles  (Lu 3956 fois)

Thalyana

Tirer les oreilles
« le: 19 avril 2020, 16:42:11 »
2e jour de la 4e décade d'Été 1485 - Atelier d'Allister

N'y avait-il donc personne sur cette colline pour se montrer raisonnable? Que les Hérauts perdent la tête à l'annonce d'une catastrophe imminente lui semblait logique. Mais pourquoi un ingénieur se mettait-il à perdre les pédales? Elle avait bien compris qu'Allister n'était pas du genre à se ménager, mais quelle mouche l'avait donc piqué pour qu'il en vienne à arrêter de se nourrir, à tel point qu'un page un peu effrayé était venu chercher un Guérisseur, inquiet de voir le jeune homme maigrir de jour en jour. Déjà qu'il n'était pas bien gros à la base...

En entendant ses collègues discuter du cas d'Allister, Thalyana avait senti la curiosité la titiller et, quand on lui avait expliqué la nature du problème, elle s'était portée volontaire pour s'en charger. Elle était parvenue, malgré tout, à nouer un début de relation avec l'étrange ingénieur. Il n'était pas d'un abord facile, mais la jeune femme était têtue.

Chargée d'un lourd plateau qu'elle avait commandé exprès en cuisine, elle se dirigea vers l'atelier du jeune homme. Elle regretta rapidement de ne pas avoir demandé d'aide. Porter un plateau avec son ventre n'était pas idéal. Arrivée devant la porte, elle ne prit pas la peine de frapper et entra directement, appuyant sur la poignée avec son coude.

Elle s'invita dans l'antre d'Allister et la toux qui la saisit fut tout sauf feinte. Quelle odeur! Et quelle fumée! Elle haussa le ton pour se faire entendre.

«Allister, pourrais-tu poser cette clef tout de suite?» Elle avait utilisé son ton de professionnel, celui qui, malgré des devants courtois,  ne laissait nulle place à la discussion. «Va-t-il falloir que je te nourrisse moi-même à la cuillère ou sauras-tu te montrer raisonnable? Et je te préviens que je ne plaisante absolument pas.»

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #1 le: 25 avril 2020, 11:37:43 »
Allister n'avait pas une seconde à perdre. Quand il avait entendu parler de la prévision du désastre en cours, il avait immédiatement eu une idée et de cette idée avait germé un projet un peu fou de défense mécanique de la ville ! Ce projet permettrait d'une part, d'assurer une meilleure protection à Haven et d'autre part de démontrer à tout le monde la supériorité de l'ingénierie sur les combattants traditionnels.

Cependant... un tel projet et surtout avec un délai aussi court nécessitait des sacrifices. Pour gagner du temps, il s'était donc résolu à diminuer drastiquement ses heures de sommeil et à sauter presque tous les repas de cette dernière décade... Mais Allister n'était pas devenu plus fou que d'habitude, il n'avait pas l'intention de se laisser mourir de faim, il se considérait comme trop important pour ça.

Lorsqu'Allister renvoya sans ménagement un page qui souhaitait juste lui rappeler que manger était important, il savait que le page irait forcément chercher de l'aide auprès des Guérisseurs. Il avait également calculé que le page provoquerait  irrémédiablement, en moins d'une demi-journée, l'arrivée d'un Guérisseur ou d'une Guérisseuse et d'un plateau repas murement réfléchi pour répondre au besoin de sa machinerie biologique. Cela semblait être une stratégie tout à fait rentable, vu que son projet ne pouvait souffrir du moindre retard... mais les sensations de perte d'équilibre qu'il ressentait depuis peu lui firent questionner ses calculs et se demander s'il n'avait pas un peu poussé son jeun trop loin... Et si le page n'avait pas donné l'alerte ? Allister se dit un instant qu'il risquait de mourir après avoir perdu connaissance, comme un imbécile, seul, dans son atelier.

Lorsque la voix de la guérisseuse se fit entendre, Allister avait la tête dans une machinerie bizarre pendant que son bras droit ajustait le serrage d'un boulon à l'extérieur de la dite machine. Sa tête était heureusement cachée par la machine car en reconnaissant la voix, il ne put s'empêcher d'afficher un sourire entre satisfait, rassuré et carnassier... Avec la fatigue, il n'arrivait plus aussi bien à déconnecter son corps et son esprit, ça aurait été embêtant que ses pensées soient lisibles aussi facilement sur son visage.

Il extirpa sa tête et, sans quitter des yeux sa machine ou s'arrêter de travailler, il dit d'une voix distraite : "Tu es en retard, je t'attendais il y a environ 4 marques !" Il se rendit immédiatement compte de son erreur :*Merde, trop direct et transparent pour celui de Thalyana... Allister, fais fonctionner ton cerveau, putain ! * Il adoucit alors le ton en espérant que ça passe. Il leva les yeux, regarda la Guérisseuse et lui lança son sourire le plus innocent et sincère à travers la fumée de son atelier : "Mais je sais bien que tu prends ton rôle très au sérieux ! C'est gentil d'être venue t'occuper de moi! Ça me fait plaisir de te voir. Tu peux poser le plateau sur l'établi, je me doute que ça doit être un peu lourd pour toi, j'arrive dans une minute."

Un peu de pitié et de paternalisme mal placé, voilà qui devrait l'énerver un peu et avec un peu de chance, elle en oublierait même son ton inadéquat du premier instant!
« Modifié: 25 avril 2020, 14:23:54 par Allister »

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #2 le: 26 avril 2020, 22:04:55 »
fut quelque peu surprise par l'accueil que lui fit Allister. Plaisantait-il, quand il disait l'attendre quatre marques plus tôt? Avait-il prévu que quelqu'un finirait par s'inquiéter et qu'on enverrait un Guérisseur se renseigner? Si oui, pourquoi n'avait-il pas pris les mesures nécessaires pour empêcher sa visite? C'était absurde...

Elle s'avança dans la pièce, légèrement agacée. Et la remarque suivante du jeune homme n'aida pas.

«Je suis enceinte, pas mourante. Je peux encore porter un plateau, tu sais. Le problème est moins son poids que l'envergure de mon ventre.»

Heureusement, elle avait l'habitude des patients difficiles, des insultes, des tentatives pour lui faire perdre son sang-froid - la provocation était souvent la meilleure des défenses - aussi n'offrit-elle qu'un sourire aimable pour ponctuer ses propos.

Quelques secondes d'observation minutieuse lui apprirent qu'elle ne s'était pas déplacée pour rien. Malgré la saleté, Allister avait le teint trop pâle et des beaux cernes. De plus, elle croyait percevoir un léger tremblement dans ses mains.

Elle alla poser le plateau sur l'établi et se dirigea d'un pas décidé vers l'unique fenêtre dont elle ouvrit le volet. Puis elle retourna à la porte, qu'elle cala avec une pierre pour s'assurer que le battant ne claque pas. Elle espérait ainsi créer un léger courant d'air afin d'évacuer toute la fumée et l'odeur désagréable qui l'accompagnait.

«Dis-moi au moins que tu as une bonne raison de te mettre dans cet état? Moi qui croyais que seuls les Hérauts étaient suffisamment stupides pour penser que leur santé ne compte pas...»

Heureusement que son mari n'était pas là pour l'entendre dire ça. D'après lui, elle était aussi stupide que les Hérauts. Certes, elle avait elle aussi tendance à faire passer sa santé après son devoir, mais en tant que Guérisseuse, elle savait très précisément où étaient les limites de son corps. Et si elle s'en était un jour dangereusement approchée, jamais elle ne les avait franchies.

«Je vois que cette fois, ta machine a l'air de fonctionner.» Elle était impressionnée malgré elle. «C'est donc à ça qu'elle ressemble, quand elle ne vient pas d'exploser?»
« Modifié: 26 avril 2020, 22:05:24 par Thalyana »

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #3 le: 04 mai 2020, 21:30:08 »
Thalyana répondit à sa « gentillesse » mal placée avec trop de calme. Allister savait que sa remarque n’avait pas fait mouche et que la Guérisseuse n’oublierait pas sa première phrase maladroite… tant pis, il lui faudrait trouver une raison pour expliquer cette phrase, mais Allister différa cette tâche, son état actuel ne lui permettait nullement d’être créatif en matière d’excuses.

Il ne répondit rien à la Guérisseuse et se contenta d’acquiescer sans quitter son travail des yeux. Il ne la vit donc pas se diriger vers la fenêtre et fut surpris lorsque la lumière tamisée des bougies fut remplacée par d’éblouissants rayons de soleil. Il lâcha immédiatement son outil et leva son bras pour protéger ses yeux éblouis de cette agression visuelle. Rendu irritable par la fatigue, il ne put s’empêcher d’exprimer le fond de sa pensée d’un ton assez énervé : « Je croyais que tu étais Guérisseuse, pas tortionnaire ! ».

Lorsque la Guérisseuse ouvrit la porte de l’atelier d’Allister, un courant d’air s’engouffra dans l’atelier, chassant une partie de la fumée et mettant la pagaille parmi les papiers présents dans la salle. Lorsqu’Allister vit s’envoler un schéma technique qu’il avait mis plusieurs marques à dessiner et mettre au point, il vit rouge : « Putain, tu es venue me nourrir ou t’assurer de mon échec ? »

Allister s’exhorta mentalement au calme : * Tu ne peux pas te permettre d’être faible. Un seul moment de faiblesse permettra à cette fouineuse d’en apprendre trop… Elle aime parler et a des contacts partout, si elle décide de prévenir les autres et d’exposer tes mensonges, ça sera un désastre, alors reprends-toi, putain * Si Allister avait pu se gifler mentalement, il l'aurait probablement fait.

Il recomposa alors le portait de l’ingénieur sympathique et enthousiaste qu’il était censé être et reprit donc aussi rapidement que possible un ton plus adapté. Il sourit à Thalyana et s’excusa : « Désolé, je suis à cran ces temps ». En signe de bonne foi, il s’approcha de l’établi, s’assit et croqua dans une pomme qui trônait sur le plateau.

La question de Thalyana amusa Allister (ce qui se vit sans doute dans un sourire fugace) et le rassura un peu car elle montrait à quel point la Guérisseuse n’avait rien compris. Évidemment que non, il n’avait pas sombré dans la frénésie sacrificielle des Hérauts imbéciles. Il n’avait pas l’intention d'offrir sa vie en offrande à une quelconque cause, par contre il avait beaucoup trop à faire pour perdre son temps avec des futilités. Il fut tenté de répondre de manière cinglante : * J’avais besoin de tout mon temps pour mon projet… heureusement, il y a des gens dont le temps importe peu qui sont là pour prendre soin de ma santé à ma place! * Mais il se retint et opta pour une option plus cohérente avec son rôle du moment : « J’ai un projet qui pourrait épargner beaucoup de vies le jour de l’attaque… mais le délai est tellement serré ! Et malheureusement, je n’ai pas encore les bons réglages, mais je vais y arriver… » Allister avait adopté un ton aussi enthousiaste et énergique que son état le lui permettait.

Lorsque la Guérisseuse s’approcha de sa machine, Allister se releva et se plaça de manière à s’interposer entre les deux, aussi subtilement que sont état lui permettait. Il ne souhaitait pas qu’elle puisse en apprendre trop sur son invention. Qui sait ce qu’elle irait dire à qui…

« Oui, ça marche, mais c’est pas un moteur, j’ai mis mes recherches à ce sujet en pause pour l’instant. C’est un autre projet, plus simple, mécaniquement parlant, mais paradoxalement pas moins compliqué à réaliser pour obtenir l’effet escompté à la sortie… Pour l’instant, soit c’est une douche, soit c’est un courant d’air chaud, j’ai pas encore atteint le juste milieu pour ébouillanter convenablement, je suppose que c’est une question de pression et donc de diamètre mais faire ces tests prend trop de temps, il faut que je passe ma commande définitive d’ici peu, si je veux avoir les pièces à temps. En fait, le plus adéquat serait sans doute de… »

Allister continua de parler tout en réfléchissant, mais il avait visiblement oublier qu’il répondait à la Guérisseuse. Son ton était celui de la réflexion froide et il évoqua le fait d’"ébouillanter convenablement" des gens avec son invention sans la moindre once d’émotion dans la voix. Sans doute que le flot de paroles ininterrompu de l’ingénieur durera une à deux minutes s’il n’est pas ramené à lui par un élément externe.

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #4 le: 05 mai 2020, 09:52:38 »
Il n'y avait pas qu'une seule manière de gérer les patients difficiles. En fait, il y en avait autant que de patients. Mais on pouvait les classer dans deux grandes catégories: la manière douce ou la manière forte. Le problème de Thalyana, en cet instant, avec ce patient en particulier, était qu'elle n'arrivait même pas à se décider pour une approche ou l'autre. Allister oscillait entre gentillesse et agressivité, entre candeur et cynisme, la prenant souvent au dépourvu.

Quand il se montra insultant deux fois de suite, elle dut faire un choix, sans être certaine qu'il fut le bon. Elle se contenta de lui sourire avec douceur. Qu'il la prenne pour une simplette effacée, finalement, cela n'avait que peu d'importance. De manière surprenante, elle pouvait presque suivre les réflexions du jeune homme sur son visage. Il devait être terriblement fatigué s'il en devenait aussi transparent et spontané. Quand il s'excusa pour son accueil plus que grossier, elle accueillit ses paroles d'un petit hochement de tête amusé.

«Je suis venue parce que je m'inquiétais pour toi, Allister.» Elle se pencha maladroitement pour ramasser un papier tombé au sol et regretta aussitôt son geste. Se redresser lui demanda toute sa concentration. «Et d'après ton attitude, j'avais raison.»

Allister prit une pomme et croqua dedans, comme s'il accomplissait là un exploit. Thalyana soupira.

«N'espère pas me voir partir parce que tu as daigné manger une pomme. Je ne repartirai que quand ce plateau sera vide.»

Et elle s'assurerait qu'il mange décemment au moins une fois par jour, dût-elle venir en personne le lui amener.

Si Allister sembla amusé par sa question, comme si celle-ci était stupide, Thalyana eut la certitude que celle-ci était pertinente. Pensait-il que les Hérauts se jetaient en travers des flèches? Certes, certains le faisaient, mais pour les autres, leur sacrifice consistait surtout à ne presque pas dormir, à manger mal et à ne jamais prendre le temps d'écouter leur corps. Exactement ce que faisait Allister en ce moment.

«Ah...oui, l'attaque.» Le ton de Thalyana changea. Eux aussi se préparaient. Ils entassaient bandages, onguents divers, teintures, poudres dans l'espoir d'être prêts à faire face à un afflux majeur le jour de l'attaque. Elle espérait être opérationnelle ce jour-là. Normalement, elle aurait accouché et pourrait participer aux soins, au moins des blessés les plus légers. «Je comprends... je ne pensais pas...» Elle rougit. «Enfin... je suis surprise que tu t'investisses là-dedans au point de t'en rendre malade.» Elle eut un sourire triste. «C'est très bien de vouloir aider, mais c'est stupide de négliger ta santé pour cela.»

Quand elle s'approcha de l'imposante machine, Allister se précipita pour s'interposer. Cela ne faisait plus aucun doute pour elle, le jeune ingénieur était paranoïaque. En tout cas, il semblait avoir une peur bleue qu'elle en découvre trop sur ses recherches. Pourtant, elle n'était pas une menace. Elle n'avait pas les connaissances nécessaires pour réellement comprendre de quoi il retournait. De plus, elle considérait ses venues ici comme un entretien médical, et il ne lui serait jamais venu à l'esprit d'en parler à quiconque.

Enfin, l'ingénieur se lança dans une longue explication sur son invention du moment. Au début, Thalyana peina à saisir la finalité de l'objet en devenir, mais après l'avoir écouté décrire en détail chaque aspect de l'objet, elle finit par en comprendre l'utilité.

«C'est très intelligent comme invention. Les brûlures sont parmi les pires blessures à soigner. Si elles atteignent une suffisamment grande portion du corps, il est alors quasiment impossible de sauver le blessé. En plus, la douleur provoquée par les brûlures est généralement celle qu'on considère comme une des plus intolérables.» Si Allister avait pensé choquer Thalyana en lui parlant de son idée et de ses effets, il s'était trompée. Elle avait connu la guerre et ses horreurs, elle avait écouté des soldats lui raconter les mille manières de tuer un homme. «Peut-être pourrais-tu ajouter quelque chose à ton eau pour la rendre en plus dangereuse pour les yeux? Du poivre, ou alors une de ses épices exotiques qui brûlent les muqueuses. Même une quantité minime peut aveugler un homme. Comme ça, si la chaleur ne les brûle pas, le nuage généré leur brouillera la vue.» Elle lui lança un regard d'excuse. «Être Guérisseur, c'est savoir mieux que tout le monde ce qui peut blesser, empoisonner ou tuer. Je sais exactement où planter un couteau pour priver un homme de l'usage d'une jambe ou d'un bras, pour le tuer le plus rapidement possible ou au contraire lui infliger une blessure qui mettra une décade à le tuer.»
« Modifié: 05 mai 2020, 09:56:18 par Thalyana »

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #5 le: 12 mai 2020, 17:43:15 »
Allister avait croqué dans cette pomme en geste de bonne foi et espérait qu'il pourrait manger le reste une fois qu'elle serait partie. Il pourrait ainsi profiter de manger pour réfléchir en même temps... mais non seulement une pomme ne suffit pas à satisfaire la Guérisseuse et par ailleurs, à peine avait il goûté cette première bouchée que son corps exigea impérieusement qu'il le nourrisse. L'ingénieur n'eut donc d'autre choix que d'engloutir le contenu du plateau en écoutant, en silence et d'une oreille peu attentive, la Guérisseuse le sermonner, lui rappeler l'importance de la santé et débiter d'autres banalités mornes et ennuyeuses. Il n'eut cependant pas le temps de finir le plateau parce que Thalyana s'approchait bien trop de sa machine.

****

L'ingénieur fut surpris lorsque Thalyana adopta un regard froid et presque admiratif sur son invention. Il comprit qu'il avait été trop vite en besogne en la mettant dans la catégorie des pipelettes qui ne sont dangereuses que du fait de leur réseau. Elle était visiblement capable de plus de logique que ce qu'il avait pensé... et derrière cette logique, on sentait bien qu'il y avait une expérience de la violence. La curiosité d'Allister fut piquée et ce malgré la fatigue et la faim. La Guérisseuse enchaîna sur une excellente suggestion. Allister s'était trop focalisé sur les aspects techniques de son dispositif et en avait oublié la possibilité de modifier la composition du gaz projeté !

Il ouvrit la bouche pour prendre la parole. Il allait la remercier ou la féliciter, mais il s'arrêta car le regard d'excuse que Thalyana lui lança le coupa net. Elle commença alors à se justifier, ce qui provoqua un déclic chez Allister : Lui aussi trouvait des justifications lorsqu'il  s'était trompé et tenait un discours en désaccord avec son personnage. Il comprit alors qu'il s'était fait avoir à son propre jeu. Depuis le début, elle était dans son personnage de gentille maman Guérisseuse. Elle avait dévoilé son vrai visage quelques secondes et tentait à présent de remonter sa couverture.

Allister se dit qu'il avait été crédule et stupide. Il ressentit alors une colère intense... il avait été trahi et ridiculisé. Même s'il ne le reconnaîtrait jamais, il avait été touché par la gentillesse de Thalyana et il y avait cru. Il s'était laissé aller à penser qu'il avait rencontré un être profondément bon, peut-être pour la première fois de sa vie, quel imbécile... et quelle salope ! Qu'est-ce qu'elle lui voulait ? C'est quoi son but ? Allister ne comprenait pas ce qu'elle attendait de lui ! Ou alors était-ce de la cruauté simple, sans objectif ?

Allister était resté bouche bée pendant sa réflexion. Il prit une inspiration et répondit d'une voix froide, en masquant à peine sa colère : "Je vois effectivement que tu es bien plus dangereuse qu'estimé. Je ne m'y laisserais plus prendre."

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #6 le: 12 mai 2020, 18:11:07 »
La compagnie d'Allister était plutôt reposante pour Thalyana, ou au moins, pour son Don. Il semblait capable de tenir ses émotions en laisse, et ne diffusait pas grand-chose, ce qui était des plus agréables. Mais cette fois, le jeune homme débordait d'émotions violentes, et elle comprit bien vite qu'elle en était la source.

«Pardon?» Thalyana le dévisagea, interloquée par la réponse du jeune homme.«Dangereuse? Mais de quoi parles-tu?»

Elle fronça les sourcils et l'observa d'un œil professionnel. Il était en train de craquer, nerveusement. Il la percevait comme une menace, sans raison.

«Pourquoi représenterais-je un danger? Allister, vraiment, je ne comprends pas.» Elle sentit son bébé s'agiter dans son ventre. Elle devait se calmer. Elle respira profondément et elle se sentit rassérénée. «J'aimerais que tu m'expliques de quoi tu as peur. Et ce que tu as cru comprendre.» Elle avait adopté son ton le plus doux, celui qu'elle utilisait avec les patients les plus récalcitrants. «Je suis désolée de t'avoir choqué avec mes idées. Je sais qu'on se s'attend pas qu'une Guérisseuse soit capable de penser à de telles choses. Mais cela fait des années que je vis avec la guerre, qu'elle cohabite avec nous. Je... j'aimerais pouvoir redevenir une jeune fille innocente, mais je ne peux pas. Et mes patients...eux aussi, ils l'ont trop côtoyée, souvent.» Elle soupira. «Allister...» Elle tendit la main et lui effleura le poignet. Elle lui offrit son sourire le plus chaleureux, le plus sincère. «Pourquoi es-tu en colère?»
« Modifié: 12 mai 2020, 19:40:17 par Thalyana »

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #7 le: 13 mai 2020, 08:34:49 »
Lorsqu'elle lui affirma qu'elle ne comprenait pas le danger qu'elle pouvait être, Allister prit une voix fluette et la singea "Je ne comprends pas, Allister? Je suis une adorable guérisseuse qui trimballe son bide énorme rempli d'amour et de gentillesse". Il reprit une voix au diapason de sa colère, ce qui trancha avec la phrase d'avant. Il hurla presque ses prochains mots : "Arrête tes conneries, je ne gobe plus !" Il était outré qu'elle le croit suffisamment idiot pour avaler la pilule juste après l'avoir recraché. Elle était démasquée, si elle avait eu une once de respect pour l'adversaire qu'il était, elle aurait changé, au moins un minimum, de discours. Elle aurait dû enlever au moins un premier masque pour laisser transparaître celui du dessous, si elle ne voulait pas complètement l'insulter !

Sous l'impulsion de Thalyana, la colère brûlante de l'ingénieur se figa en un ressentiment froid. Il attendit patiemment que la Guérisseuse lui explique que la guerre, etc. Il montrait ouvertement qu'il ne croyait pas un mot de ses justifications et retira prestement son poignet lorsqu'elle osa le toucher ! Lorsqu'elle eut fini sa diatribe, il reprit la parole moins fort et sa voix se mua en un sifflement de vipère qui était parcouru de tremblements lorsque la colère ressurgissait. "Très bien, je vais jouer à ton jeu. Je vais t'expliquer, vu que visiblement tu es l'innocence incarnée et que "tu ne sais pas de quoi je parle"." Il la singea subtilement pour renforcer l'ironie de sa phrase. " Tu me prends pour un idiot et tu as raison, j'ai été d'une affligeante stupidité en me laissant bercer par tes mensonges et ta soi-disant gentillesse désintéressée. Mais tu t'es trahie, donc, maintenant, ça suffit ! Bas-les-masques ! " Il cria presque cette dernière phrase puis reprit une voix plus calme bien que la colère se lise toujours clairement en filigrane. "Je ne suis pas un stupide ingénieur naïf que tu peux tromper sans effort. Entre manipulateurs, on peut se parler à visage découvert, non ? Alors, si tu me respectes un minimum, répond sincèrement: Qui es-tu et qu'est-ce que tu me veux, putain !"

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #8 le: 13 mai 2020, 09:15:34 »
«Je...»

Thalyana n'avait jamais été à l'aise avec la violence verbale. Jamais. Il lui arrivait bien de hausser le ton, mais jamais de manière agressive. Les fois où elle avait perdu son calme se comptaient sur les doigts d'une main. Grâce à son travail, elle avait appris à encaisser les insultes, les cris, les explosions de colère. Mais malgré tout, elle ne s'attendait à une telle violence chez l'ingénieur.

D'une certaine manière, elle était fascinée par ce qu'elle entendait. Ce qu'Allister lui reprochait, c'était finalement ses propres travers à lui. Quelle idiote elle avait été! Allister l'avait totalement manipulée. Elle avait cru, en bonne partie, à son numéro d'ingénieur enthousiaste. Elle réalisa que tout cela n'avait été qu'un spectacle à son attention.

Loin de se sentir trahie, elle avait l'impression d'avoir échoué à gagner sa confiance. Qu'avait-elle fait pour qu'il pense soudainement qu'elle n'avait fait que de lui mentir que de jouer un jeu? Simplement parce qu'elle avait montré un visage moins lisse, il en déduisait que le reste n'était que tromperie?

Elle ne savait comment lui répondre. Quels étaient les bons mots? Que dire? Elle resta silencieuse quelques instants, hésitante.

«Je suis Thalyana, Guérisseuse de l'Esprit à la Maison de Guérison de Haven. Je ne te "veux" rien. Ou plutôt, rien de plus que ce que j'ai dit. J'aimerais que tu manges et que tu prennes un peu soin de ta santé.» Elle ne souriait plus, mais son ton était resté doux. «Tu as raison, aucune gentillesse n'est parfaitement désintéressée. Mais elle n'est pas non plus forcément motivée par de mauvaises raisons. Je...» Elle cherchait ses mots, non par volonté de tromper, mais parce qu'elle savait que tout ce qu'elle dirait serait analysé et décortiqué. «Je t'ai trouvé touchant. Et terriblement seul. J'ai eu envie de t'aider. Ce qui est très égoïste, tu as raison. Tu ne m'as rien demandé, et je crois que tu aurais préféré ne jamais m'avoir rencontrée.» Elle baissa les yeux, gênée. «Suis-je une manipulatrice? Sans doute... je ne sais pas, sincèrement. Je sais ce qu'il convient de faire pour faire réagir les gens comme cela m'arrange. Mais ça, c'est surtout dans le cadre de mon métier. Je ne crois pas être comme ça avec mes amis. En tout cas, si vraiment j'en suis une, je suis très mauvaise, vu que tu m'as percée à jour.» Elle soupira et commença à jouer avec son alliance. «Je m'excuse si je n'ai pas été capable de te prouver que ma gentillesse n'était pas feinte. J'aimerais être une Guérisseuse parfaite, qui peut ouvrir le cœur des gens d'un sourire maternel et de quelques bons mots bien choisis. J'aimerais pouvoir guérir les gens d'une pensée. Je voudrais pouvoir redonner confiance à ceux à qui tout a fait défaut. Je voudrais faire disparaître les cauchemars et les peurs.» Les larmes lui montaient aux yeux. Fichue grossesse. Elle les essuya d'une main rapide, mais celles-ci continuaient de couler. Elle leva la tête et regarda Allister droit dans les yeux. «J'aimerais pouvoir te montrer qu'on peut vouloir aider quelqu'un sans rien y gagner d'autre en retour que la satisfaction de s'être rendu utile. Mais dans ton monde, derrière ton masque, quelqu'un comme moi ne peut être qu'un mensonge, parce que je remets en question le système de valeurs que tu t'es construit à force de souffrances et de privations.»
« Modifié: 13 mai 2020, 11:00:39 par Thalyana »

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #9 le: 13 mai 2020, 22:14:57 »
Allister attendait la réponse et les réactions de la Guérisseuse, comme un baril de poudre attend une étincelle. Il la vit hésiter, puis elle lui resservit les mêmes banalités fades. Il aurait du exploser de rage, il aurait du lui faire regretter ses mensonges, frapper son visage jusqu’à ce que le masque ne tombe enfin et qu’il sache ce qu’elle voulait tant lui cacher… mais l’explosion ne vint pas.

Allister était fatigué, terriblement fatigué et il sentit la lassitude l’envahir et les larmes monter. Elle estimait donc qu’il ne méritait pas qu’elle se découvre et qu’elle reconnaisse qu’il l’avait percé à jour. Soit. Une insulte de plus. Mais, au fond, qu’est-ce qu’il en avait à foutre de cette greluche insupportable ? Il n’avait pas besoin de sa compagnie, tout ce qu’il attendait d’elle c’était un plateau de nourriture et il trouverait bien un autre Guérisseur moins dangereux pour le lui amener. Et il en avait marre d’exiger la vérité, qu’elle le laisse tranquille !

Il répondit alors d’une voix faible et presque sifflante. "Je prendrais soin de ma santé et me passerais de ta fausse sollicitude." C’était ce qu’il avait de plus proche d’un « adieu et va te faire foutre » qui ne l’implique pas émotionnellement. À peine avait-il finit sa phrase qu’il sentit comme une gêne, comme s’il s’était planté une épine dans le cœur.

Vu qu’il avait décidé qu’il n’y avait rien à tirer de cette présence importune, Allister tenta alors de recentrer son esprit sur son projet plutôt que de continuer à s’égarer dans son chaos interne. Il comptait ignorer superbement tous les sons agaçants qui sortiraient de la bouche de la Guérisseuse, sauf qu’il entendit les mots : "Tu as raison". Son égo mit à mal par les récents évènements l’empêcha de se fermer complètement au discours de Thalyana alors il écouta, tout en s’assurant de montrer clairement par son attitude le fait qu’il se passerait bien de sa présence.

Allister fit un bruit de dédain lorsqu’elle évoqua le fait qu’elle n’agissait pas pour de mauvaises raisons. Puis il reçut les mots suivants de la Guérisseuse comme on se prend un crochet au foie. Le corps ne montra plus rien, Allister n'était plus capable d’afficher une émotion, son chaos interne brouillait le signal. Ça n’était pas le fait qu’elle le trouve touchant qui l’avait atteint. Son jeune ingénieur passionné était touchant aux yeux de tous, il l'avait étudié pour. Mais se retrouver ainsi, nu, face à cette solitude tellement pesante qu’elle était passée à travers ses mensonges, c’était plus que ce que son état lui permettait d’encaisser. Allister était seul, il se souvint à quel point il était terriblement seul. Même entouré des autres, il était seul. *Même seul, je suis tout seul. Pourquoi je suis tout seul ? Je veux plus.*
*Ne te laisse pas avoir, Allister ! Souviens-toi ce que ça fait de ne pas être seul. On est seul parce que les autres sont des traîtres et elle n’est pas mieux. Regarde ce qu’elle te fait. C’est une salope insidieuse !*

Allister n’écouta pas réellement la suite. Il était perdu au sein de lui-même. Son visage était sans doute parcouru de plusieurs émotions contradictoires au gré de son dialogue interne. Heureusement que Thalyana regardait au sol pendant cet instant, elle aurait probablement fait interner l’ingénieur sur-le-champ si elle avait levé les yeux.

"Suis-je une manipulatrice ?"  *non* *Oui! De la pire espèce*. Allister mit toute ses ressources restantes pour étouffer la voix faible et ridicule que cette ordure de Thalyana avait implanté dans sa tête. *S’ouvrir c’est mourir. Personne ne mérite mon sacrifice.* Dans son esprit, cette phrase sonna comme le dernier clou qu’on enfonce pour sceller le cercueil. Définitivement.

Alister avait vacillé, mais il était de retour aux commandes et il allait frapper fort, aussi fort qu’elle l’avait frappé. Il se tint silencieux l’écoutant débiter ses conneries. Il la détestait, voulait qu’elle paie pour ce qu’elle avait fait, il voulait la détruire et ça viendrait bientôt, tout bientôt.

Puis elle le regarda dans les yeux. Elle pleurait. Allister avait le regard froid et décidé de celui qui va faire une horreur, mais qui ne se sent plus vraiment responsable car il s’est résigné. Il tenta de dissimuler cela par un sourire et un regard un peu encourageant. Son jeu d’acteur sonnait horriblement faux mais il brouillerait peut-être les pistes. Et au vu de l’état de faiblesse de son interlocutrice, Allister pensa que ça suffirait peut-être et de toute façon, il n’était pas capable de plus. Chaque muscle tendu pour sourire à son agresseuse était un effort de trop… et l’être captif du cercueil se débattait. Il ne fallait pas gaspiller de force avant le coup final.

Les diatribes interminables de son ennemie était finies. L’heure de frapper était venue. Frapper, de toute la violence et la méchanceté dont il était capable. Sa voix était froide, monocorde, brutale. « Tu n’es pas capable de le montrer et tu sais que tu ne le seras jamais. Tu n’es Guérisseuse que pour te guérir toi-même. Les autres n'ont pas d'importance à tes yeux, pas plus qu'aux miens. Tu te rues sur ceux que tu crois faible et nourris ton égo en les aidant contre leur gré. Tu me dégoûtes et si tu arrêtais de te mentir, tu te dégoûterais aussi. Je mens aux autres parce que je l’ai choisi. Toi, tu ne sais même plus qui tu cherches à duper. Alors aide réellement quelqu’un pour la première fois de ton existence : disparait de ma vie. »

Allister se tint droit, monolithique. Il était exténué, mais fier car il savait que son ennemie ne se relèverait pas de ce coup. Puis il sentit un frisson parcourir son corps. Le couvercle du cercueil vola en éclat. Alister enserra Thalyana, s'écroulant à moitié sur elle et il fondit en larme. Entre deux sanglots, il dit d’une voix aiguë "je suis désolé". Son étreinte était faible car son corps le lâchait. Fatigue, famine et choc émotionnel ne faisaient pas bon ménage et il n'était plus vraiment capable de se remettre debout... et en ce moment précis, ça n'avait aucune importance. Il répéta d'une voix faible "je suis tellement désolé."

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #10 le: 14 mai 2020, 09:48:02 »
Les mots d'Allister lui firent mal. Très mal. Ce n'était pas la première fois qu'on lui lançait des horreurs à la tête, mais jamais personne n'avait frappé aussi près de ses angoisses les plus profondes.

Qu'est-ce qui motivait ses actes? Son envie d'aider les autres, sa générosité, sa gentillesse? Ou plutôt ce besoin de se savoir utile, presque indispensable, cette soif de reconnaissance et de gratitude, lui permettant de se complaire dans un contentement de soi confortable? Se souciait-elle réellement des autres? S'occupait-elle d'eux pour eux, ou parce qu'elle était incapable de gérer l'angoisse que leur état suscitait chez elle?

Ses actes étaient-ils moins bons si ses motivations n'étaient pas totalement pures?

Elle ne s'était jamais considérée comme quelqu'un de particulièrement altruiste. Elle s'estimait bien plus rationnelle que les Hérauts qui semblaient parfois vivre pour mourir en martyr, dans un geste d'abnégation totale. Elle aimait ce qu'elle faisait, elle était heureuse de mettre ses Dons au service du plus grand nombre. Mais était-ce réellement suffisant? Pouvait-elle être une bonne Guérisseuse, malgré son égoïsme? Ne pourrait-elle pas faire davantage?

Et finalement, quelle importance? Elle avait échoué, une fois de plus.

«Pardon...»

Son esprit embrumé par la douleur ne perçut que trop tard l'effondrement psychique d'Allister. Quand il s'écroula dans ses bras, à peine avait-elle eu le temps de réaliser qu'il se passait quelque chose. Puis leurs peaux se touchèrent, et ce fut comme un coup de poing dans l'estomac. Elle en eut le souffle coupé. Les émotions du jeune homme s'infiltrèrent sous ses boucliers et elle fut prise d'un vertige. Elle se rattrapa tant bien que mal, physiquement et mentalement. D'une main, elle tâtonna à la recherche d'une surface sur laquelle s'appuyer. Elle trouva une chaise. Elle s'y tint et le laissa glisser au sol, tenant Allister de l'autre main.

Maintenant assise, elle put accueillir le jeune homme contre elle; il était de toute manière bien trop faible pour résister. Elle le serra contre son sein et lui caressa les cheveux. Le bruit des sanglots emplissait la pièce. Depuis quand n'avait-il pas pleuré?

Petit à petit, Thalyana retrouva son calme. Les larmes, qui coulaient malgré elle, se tarirent. Elle ne comprenait pas très bien ce qui venait de se passer. Mais quelque part, au fond d'elle, elle savait qu'elle venait de sauver le jeune homme. Elle ne savait pas de quoi, ni de qui, mais cela n'avait aucune importance.

Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front d'Allister et le serra plus étroitement. À cet instant, il avait l'air d'un petit enfant perdu. Il s'accrochait à elle, peut-être paniqué qu'elle s'en aille. Elle aurait pu calmer le jeune homme facilement, l'aider à regagner contenance. Mais ce dont il avait besoin, c'était de s'abandonner dans des bras rassurants.

Elle essaya de remettre de l'ordre dans les événements. Et surtout, elle tenta de dresser un portrait mental de l'ingénieur. Elle avait très vite compris qu'il jouait un rôle, sans doute parce qu'en premier lieu, il l'avait sous-estimée. Elle savait qu'elle pouvait paraître simplette ou naïve, mais elle n'était pas stupide. C'était cette erreur initiale qui avait conduit à la catastrophe. Incapable de trouver comment lui parler, Allister avait fini par craquer. Elle réalisa que l'élément central de sa personnalité était la peur. La peur de souffrir, la peur de perdre le contrôle, la peur d'échouer. Par peur, il préférait être seul. Il préférait s'enfermer dans une mascarade.

Thalyana le serra plus étroitement contre son cœur. Que pouvait-elle faire de plus, de toute manière? Parler, au risque de rompre le charme? Ou parler, simplement pour remplir la pièce de mots doux et rassurants? Elle avait peur de dire ce qu'il ne fallait pas, peur de l'effaroucher.

Quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour entonner un chant calme et apaisant de son enfance.

Les larmes qui coulent
nourrissent la terre,
abreuvent la mer
et éclairent le ciel.

Les larmes qui roulent
nettoient le cœur,
effacent les peurs
et lave le fiel.

Les larmes qui tombent
purifient l'âme,
éloignent les drames
et chassent les querelles.

Des larmes qui sèchent
naissent les sourires,
jaillissent les rires
et au cœur pousse des ailes.


Gênée, elle se tut quelques instants.

«Est-ce que tu veux me parler?»
« Modifié: 14 mai 2020, 09:51:05 par Thalyana »

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #11 le: 17 mai 2020, 13:39:24 »
Aux commandes du corps d’Allister, il n’y avait plus personne. Il se laissa guider par Thalyana telle une poupée de chiffon. Il n’avait pas du tout conscience qu’il avait failli la faire chuter. Le monde extérieur semblait distant et intangible. Un enfant l’observait distraitement à travers ses larmes, mais sa douleur monopolisait presque toute son attention. Il sentait tout de même la pression rassurante des bras de la Guérisseuse. Il était détruit, mais il releva un peu la tête et entre deux larmes, il eut un regard de défi, adressé son obscurité intérieure. Qu’importe la douleur, il s’exprimait enfin, il n’était plus caché, il n’était plus la chose ridicule pour lequel on ne ressent que de la honte. Il espéra silencieusement que cet instant dure.

Il sentit le baiser de Thalyana et frissonna. Il tenta de récupérer un contrôle suffisant de son corps pour, brièvement, enserrer plus fort la Guérisseuse, en guise de réponse. Elle le serra à son tour et l’enfant s’enhardit un peu. Personne ne l’aimait, personne n’avait voulu le voir et pourtant, elle était là, à lui offrir ses bras et sa chaleur. Peut-être qu’il avait une place dans ce monde effrayant ?

Lorsque la mélodie lui parvint, il se laissa emporter par la voix harmonieuse. Il se sentit bercer et ses larmes cessèrent petit à petit. Il était fatigué, trop pour continuer à pleurer. Il se sentait vidé et l’épuisement le rattrapa. Ses yeux se fermèrent et le sommeil lui tendit les bras.

*Non.* Allister ouvrit les yeux et refusa catégoriquement de s’endormir. L’idée de laisser sa conscience s’éteindre et le noir l’envahir le paniqua et il s’y opposa avec ce qui lui restait de volonté. Son corps se raidit un peu en conséquence mais ne bougea pas, il ne voulait pas prendre le risque de briser cet instant figé qui semblait si fragile. Thalyana finit sa chanson et il dit d’une petite voix : « merci ».

La question de Thalyana prit Allister au dépourvu. Il sentit une pointe de panique. Qu’est-ce qu’il pouvait lui dire, qu’est-ce qu’il devait dire ? Il s’était montré tellement cruel et tellement faible. Il l’avait agressé avant de s’écrouler dans ses bras. Il n’avait rien de cohérent à dire, rien de bien à montrer. Il pourrait lui expliquer, mais il n'était pas sûr de vraiment vouloir. Il savait qu’il devait dire quelque chose, mais quoi ? L’enfant ne savait que faire : *C’est pour ça que je suis là, c’est pour nous protéger, je prends soin de nous, d’accord ?* L’enfant regarda l’homme avec un regard implorant : *on va encore mentir ?*. *Oui, c’est mieux pour nous*. Attendri par le regard, il rajouta : *Mais pas tout de suite.*


Quelques secondes, après la question, Allister releva la tête et s’écarta un peu de Thalyana, ce qui lui fit perdre un peu l’équilibre. Il se laissa glisser et finit au sol, devant elle, entre à genoux et assis. Il garda le regard baissé. Sa diction était hésitante, le rythme lent et la hauteur de sa voix fluctua pour se stabiliser en une version plutôt adulte. « Je ne sais pas trop ce que j’aurais à dire. Je suis désolé, tu n’avais pas à subir ça. Tu m’as… je.. ». Il se tut, lui non plus ne savait que dire, au final. Il reprit une inspiration.

« Je suis à bout. J’ai sous-estimé l’impact de la faim et de la fatigue sur ma stabilité. Tu n’aurais pas du voir ça… »

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #12 le: 19 mai 2020, 08:32:29 »
Thalyana n'aurait pu dire combien de temps s'était écoulé depuis son arrivée dans la pièce. Seule la douleur qui grandissait un peu partout dans son corps lui donnait une indication. Heureusement, elle était habituée depuis longtemps à rester dans des positions inconfortables. Son métier le lui avait appris, sa fille l'avait rendue experte.

Finalement, après sa chanson et un silence, Allister se redressa et parvint maladroitement à s'installer en face d'elle. Il avait l'air d'un enfant pris en faute et ce qu'il lui dit ne fit qu'exacerber cette impression.

«Je suis très contente d'avoir vu "tout ça". Tu n'as donc pas à t'excuser.»

Elle en profita pour changer maladroitement de position. Elle ne sentait plus une de ses jambes et son dos lui faisait souffrir le martyre.

«Allister, je sais quels effets ont la faim et la fatigue sur un individu et... ce ne sont pas ceux-là. Enfin, à elles seules, elles ne suffisent pas. Pas comme ça.» Elle le dévisagea un instant. «Tu ne m'as pas réellement écouté quand je disais que je soignais les maladies de l'esprit. L'effondrement psychologique, c'est mon quotidien. Même si, souvent, celui-ci est provoqué par des Dons, des traumatismes, la guerre.» Elle sourit. «Mais je sais aussi qu'il ne sert à rien de te faire parler, si tu n'en as pas envie. Tu me serviras des salades pour avoir la paix. Tu sembles être un expert pour tromper tout le monde, toi le premier.»

C'était sans doute la leçon la plus difficile que tout Guérisseur devait apprendre au cours de sa vie. Il était impossible de sauver tout le monde. Et Thalyana avait découvert qu'il était impossible de soigner quelqu'un contre son gré, quand il s'agissait de l'esprit. Elle pouvait bien guérir une partie des blessures et des afflictions sans le concours de son patient. Mais très vite, elle avait besoin de leur collaboration. S'ils luttaient, elle se retrouvait impuissante.

«Mais par contre, tu peux peut-être m'expliquer pourquoi cela te tient tant à cœur de fabriquer ces objets pour l'attaque? Je suis certaine que personne ne l'a exigé de toi, à part peut-être toi-même.» Elle réfléchit un instant. Elle savait qu'Allister avait grandi dans une troupe de mercenaires, et qu'il en avait souffert. Il n'avait ni le gabarit ni l'inclination pour le métier des armes. «Je...j'imagine que c'est l'occasion de prendre une revanche? Si tu pouvais, avec tes inventions, faire autant de dégâts qu'un mercenaire chevronné, tu leur prouverais qu'ils avaient tort de te mépriser?» Elle tendit une main vers l'ingénieur et lui caressa doucement les cheveux. «Tu aimerais, sans doute, au fond de toi, qu'ils se disent: " Vous avez entendu, y a notre Allister qui a inventé une nouvelle arme! Il paraitrait même qu'elle fait beaucoup de dommages! On peut tous être fiers de lui." Je ne suis malheureusement qu'une Guérisseuse un peu simplette, mais je peux te dire que tu as de quoi être fier de toi, de tes rêves, de tes désirs, de ta volonté inébranlable de changer le monde.»

Allister

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #13 le: 24 mai 2020, 16:39:34 »
Allister sourit. Il pensa avec un certain cynisme et également une touche de tendresse : *Tu m’étonnes que tu sois contente d’avoir vu ça, fouineuse.* Il vit la Guérisseuse changer de position et se dit qu’il devrait en faire autant. Allister tentait tant bien que mal de reconstruire son intégrité mentale et être par terre ne l’aidait pas. Il tenta maladroitement de se relever mais très rapidement, il constata que c’était une mauvaise idée, sa tête se mit à tourner. Il avait eu beau avoir mangé un peu, ça n’était pas suffisant. À peine avait-il commencé à se hisser qu’il retomba sur ses fesses. Il ne sentit aucune douleur, sauf celle infligée à son ego, mais il n’en était pas à ça près, aujourd’hui. Il se résigna et se mit en tailleur et se tint droit.

Lorsqu’elle reconnut son talent de manipulateur, Allister ne put s’empêcher de se dire *Enfin, elle a compris quelque chose!* puis elle rajouta son "toi le premier".

"Non, je suis toujours au clair avec moi-même. je ne m’arrange pas avec la réalité comme le font les gens normaux. Je suis la seule personne avec laquelle je suis honnête, froidement honnête." Allister ne comptait pas se dévoiler plus que nécessaire (elle en savait déjà trop à son goût), mais il ne pouvait acquiescer aux propos de Thalyana. Dès ses débuts en tant que manipulateur, il avait compris qu’il ne tiendrait pas la distance s’il commençait à ne plus savoir à quel jeu il jouait. Depuis, il fixait ses objectifs avec clarté en toute situation et scrutait ses pensées pour être sûr qu’aucun point d’ombre ne persiste. Il ne se cachait rien de ses intentions et de ses motivations.

Spoiler: montrer
Thalyana a partiellement raison. Objectivement, les émotions d’Allister, pour autant qu’il en ait, lui sont assez difficilement accessibles, mais s’en rendre compte est impossible pour lui.


Lorsqu’elle lui tendit une perche, pour reparler de son projet et de sa passion, il hésita à ressusciter son ingénieur naïf, mais il se doutait bien que ça ne passerait pas. Il pouvait aussi décider de répondre honnêtement. Il comptait montrer à Haven, à ses nobliaux, ses Hérauts prétentieux, et à toute cette vieille société sclérosée qu’un homme seul avait défendu Haven sans même avoir tiré l’épée et que leur temps était révolu… mais se dévoiler autant n’était pas du tout ce qu’il souhaitait. Finalement alors qu’il avait presque décidé de sa réponse, Thalyana reprit la parole. Allister réalisa qu’il était beaucoup plus lent que ce dont il avait l’habitude et que c’était handicapant.

Et ce que Thalyana dit lui déplut, beaucoup. Ça l’énervait mais il ne savait pas exactement pourquoi. Est-ce que c’était parce qu’elle avait raison en remettant en doute le fait qu’il était complètement libre de toute influence néfaste de son enfance ? Parce qu’elle se permettait de faire comme si elle connaissait le monde de merde dans lequel il avait grandi ? Elle osait leur mettre des mots censés et gentils dans la bouche alors qu’ils n’étaient qu’une bande de brutes inaptes à comprendre quelque chose hors du champ de bataille. Pour qui se prenait-elle ?

Puis elle changea de ton et se montra gentille. Elle était touchante et Allister en fut comme paralysé. Il a allait répondre durement et là, elle avait douché la flamme de la colère qu’elle avait allumée avec ses paroles précédentes. Allister réfléchit et se tut quelques courts instants avant de répondre d’une voix qu’on aurait pu croire relativement calme et compréhensive "Je crois que tu n'as pas compris ce que je suis et encore moins l’endroit où j’ai grandi. J’ai abandonné l’idée de lire autre chose que du mépris dans leurs yeux de bovins. J’en ai plus rien à foutre. Je ne veux plus faire partie de leur monde." Sa voix calme avait rapidement trahi sa profonde colère.

Allister n’avait plus la force de continuer à enjoliver et dire du bien des monstres qui l’avaient maltraité. Il se laissa aller à l’honnêteté  et exprima toute la force de l’amertume et de la haine qui l’animait. Sa voix, froide comme l’acier, tremblait à la fin de chaque phrase. Il ne pleurait plus, l’heure n’était plus aux lamentations. "Je veux juste les ridiculiser, montrer à tous que ces êtres primitifs et retardés sont dépassés et ne méritent rien de plus que d’être abattus comme des animaux dans une de leur guerre vide de sens. Je veux leur arracher les privilèges qu’ils sont sûrs d’être en droit d’exiger parce qu’ils tapent plus fort que ceux qu’ils maltraitent. Je veux les voir ramper, supplier pour leur vie et être humiliés par ceux qui, auparavant étaient leurs souffre-douleurs. Je veux que leur monde s’effondre et soit consumé dans les flammes de l’industrie." Durant son discours, le corps d’Allister s’était tendu. Il avait commencé à trembler sous l’effet de la contraction des muscles, la rage avait l’air d’avoir remplacé le sang dans ses veines.

Il prit une respiration profonde et se détendit un peu, mais la haine restait lisible dans ses attitudes et sa voix. "Le monde doit évoluer, leur stupidité brutale doit devenir leur faiblesse, sans ça, on avancera jamais. Et je fournis avec grand plaisir la machine pour que cette racaille disparaisse." Il afficha un sourire carnassier à ces mots. "Si on ne fait rien, on continuera à morfler comme des merdes. Et pendant ce temps, ceux qui ont reçu l’éducation nécessaire pour savoir taper ou engager d’autres pour le faire, continueront à nous regarder crever, du haut de leur tour d’ivoire. Le pire c’est qu’ils sont persuadés que c’est l’ordre normal des choses, qu’ils sont naturellement meilleurs. Ma volonté inébranlable, comme tu dis, c’est de leur faire payer, de leur faire goûter ce que le commun déguste chaque jour. Ce projet pour l’attaque n’est que le début. Quand tout le monde pourra tuer un guerrier aguerri d’une pression sur un levier, là, nous serons égaux." Sa dernière phrase était dite sur le ton de la menace.

Il fit une pause un instant pour respirer. Il avait débité ses dernières paroles presque d’un seul trait. Il regarda à nouveau la Guérisseuse et lui sourit d’un air un peu dément . "Est-ce que maintenant, tu es toujours fière ou est-ce que tu comprends un peu qu’au vu de la "bonne position" (il le dit sur un ton ironique) de ton mari, tu ferais mieux de prendre peur ?"

Thalyana

Re : Tirer les oreilles
« Réponse #14 le: 31 mai 2020, 11:27:07 »
«Mmhhh. D'accord.»

Thalyana n'était pas convaincue qu'Allister était au clair avec lui-même. Si cela avait été le cas, se serait-il effondré de la sorte? Mais sans doute était-il persuadé d'être parfaitement honnête et à l'aise avec ses manipulations, ses mensonges. Il pensait se connaître parfaitement, il pensait avoir cerné tous les pans de sa personnalité. Il était certain d'avoir tout sous contrôle. Peut-être était-ce habituellement le cas. Mais aujourd'hui, ce contrôle lui avait fait défaut.

Elle le laissa parler sans rien dire. Elle le laissa se vider de sa haine et de sa colère. Elle s'inquiéta de le voir trembler, d'entendre sa voix se casser. Mais elle ne voulait pas l'interrompre.

Malgré elle, par moment, elle se surprit à approuver les paroles d'Allister. Oui, d'une certaine manière, dans beaucoup d'endroits, les forts dominaient les faibles. Les seigneurs abusaient de leur puissance militaire pour soumettre les paysans et tous ceux qui ne pouvaient se défendre. Mais pas à Valdemar. Ici, on se souciait de tout le monde. En tout cas, on essayait. Plutôt que des soldats, la Couronne employait des gens formés au droit et à la conciliation faire respecter la loi. Elle envoyait ses meilleurs éléments jusque dans les régions les plus reculées, pour que nul n'oublie qu'il faisait partie d'un tout bien plus vaste.

Elle aurait voulu le dire à Allister. Mais il n'était pas en état de l'entendre. Il ne l'aurait pas cru. Avait-il un jour discuté avec un Héraut à part sa cousine qui n'était pas un modèle du genre? Sans doute que non. Il faudrait le lui proposer. Mais quel Héraut aurait suffisamment foi en lui pour ne pas se laisser déstabiliser par les techniques du jeune homme? Elle imaginait déjà les effets désastreux qu'il pourrait avoir sur un jeune Héraut naïf.

Allister s'arrêta de parler. Elle allait répondre, quand il rajouta un commentaire cynique. Évidemment. Il lui fallait attaquer, maintenant qu'il s'était mis à nu.

«Peur pour Kalaid? À cause de sa bonne position?» Elle haussa les sourcils, sincèrement surprise. «Non, Allister. Je n'ai pas peur. En fait, je suis plutôt triste. Pour toi.» Elle tendit la main pour repousser une boucle brune sur le front de l'ingénieur.

[À suivre...]
« Modifié: 31 mai 2020, 20:34:57 par Thalyana »