Qu'Isabeau se dise incapable de travailler dans un environnement bruyant ne surprit pas Thalyana. Mais elle ne put s'empêcher de rire intérieurement: Isabeau, comme toutes les mères, allait vite découvrir que c'était une capacité qu'on acquerrait vite. Ou peut-être non. Si Montaro était en permanence avec sa nourrice, elle n'aurait jamais à expérimenter les tâches du quotidien avec un bébé hurlant à côté.
«Moi je me suis découvert une capacité d'attention assez exceptionnelle depuis que je travaille ici. Je sais que l'endroit à l'air calme, mais en fait, c'est extrêmement bruyant. Et les bruits les plus fréquents sont du genre... peu ragoûtant. C'est pas pour rien que notre Chroniqueur a son bureau à côté des dortoirs. La journée, il y règne un silence de mort.»
Dans la maison de Guérison, les chambres étaient plutôt tranquilles, mais dans les couloirs, les bureaux, les salles de travail, le bruit pouvait parfois être important. Pendant les urgences, tout le monde hurlait en même temps. Si un bébé malade arrivait, on était certain de profiter de ses pleurs où qu'on se trouve. Et même dans son service à elle, il n'était pas rare que le doux brouhaha ambiant soit troublé par un hurlement de terreur.
«Et difficile d'oublier que tu es riche!» s'exclama-t-elle en riant. «Et je sais qu'il est difficile d'aller contre son éducation et son milieu. Je ne te le reproche pas. Si je vivais encore dans mon village natal, ce serait les femmes de la génération de ma grand-mère qui s'occuperaient d'Amalia, avec tous les autres enfants du village. Comme ça je pourrais participer aux travaux des champs, ou du moulin, ou à une quelconque autre activité nécessaire à ma survie. Pour ma mère, cela fait bourgeois, de s'occuper soi-même de ses enfants. Et elle n'a pas tort. Finalement, il n'y a que les femmes d'artisans qui peuvent se permettre de garder leurs enfants elles-mêmes. Rien ne t'empêche de tenir une échoppe avec un bébé dans un coin, ou même de t'adonner à des tâches manuelles en parallèle.»
Qu'Isabeau approuve son projet lui fit plaisir. Ses dernières décades, elle s'était souvent demandé si elle ne voyait pas trop grand. Si son projet n'était pas trop progressiste. Elle n'avait aucune intention de secouer l'ordre établi, elle laissait cela à ceux qui avaient le temps. Tout ce qu'elle désirait, c'était simplifier la vie de ceux qui la dédiaient à leur pays.
Le problème que souleva la Héraut n'en était par contre pas un à son sens.
«La noblesse? Aucune chance qu'on accepte. J'ai parlé de Hérauts et de Guérisseurs. À la limite de Bardes, quand la structure sera en place. Je sais que ça peut paraître discriminatoire, mais les Bardes, à part ceux qui enseignent ici, sont les seuls à percevoir un salaire à la hauteur de leur engagement et ils sont aussi les seuls à pouvoir décider de leurs horaires... Bref, dans mon projet, les Hérauts et les Guérisseurs ont la priorité. Les places restantes vont aux Bardes et aux gardes.»
C'était un point qu'avait soulevé Kalaïd. En effet, même si elles n'étaient pas nombreuses, il y avait des femmes dans les garde, et sans doute apprécieraient-elles aussi de pouvoir tomber enceinte sans devoir sacrifier leur place.
«Mais je veux bien ton soutient quand j'irai présenter ce projet. J'ai beau "connaître" Saskia, je ne suis pas très habituée à tout le cérémonial de la cour. J'aurais peur de commettre un impair.»