Aujourd'hui était un grand jour, un très, très grand jour pour Fleur. Aujourd'hui, elle allait faire ses premiers pas en tant qu'héritière du domaine et du nom de Trevale.
Curieux comme évolue la vie, car deux ans en arrière, Fleur n'aurait jamais imaginé tenir ce genre de position, jamais. Elle aurait trouvé un époux et aurait continué sa petite vie tranquille, faite de potins, de chiffons et pourquoi pas, d'enfant. Mais il y avait eu Arsène, et puis Owen. Et quand on était la femme d'un homme que Owen, on se retrouvait de fait à la tête du ménage.
Les Sieurs de Trevale en avaient parfaitement conscience et n'avaient pas choisi Fleur à la légère. La consanguinité alarmante de leur fils unique et héritier ne laissait pas le choix, il fallait qu'il épouse quelqu'un partageant le moins possible de sang commun avec lui. On se doutait qu'Owen ne serait pas capable de procréer, mais si cela devait arriver, il valait mieux essayer de purifier le sang de ce très hypothétique enfant. Tous les nobles étaient liés à Valdemar, d'une façon ou d'une autre, mais voilà très longtemps que rien n'avait rassemblé les Arkadia aux Trevale. Leur fille n'avait pas l'air effrayé par la bêtise proverbiale de leur rejeton, ce qui était un argument de poids, et possédait de plus une dot conséquente, du genre à ne pas refuser. Mais surtout, elle ne semblait pas animé d'un appétit de pouvoir que l'on retrouvait chez certaines femmes - dont certaines avaient tenté de faire tomber Owen dans leur filet - et ne semblait pas poussée par une famille ou un clan gourmand, voulant mettre la main sur Trevale.
Elle avait reçu une éducation complète à ce sujet, comme toute demoiselle noble, et savait parfaitement se comporter en société. Une fois arrivée à Trevale, elle avait reçu d'autres leçons destinées à affiner ses connaissances et prendre conscience de son futur rôle, de la position importante de Trevale sur la route commerciale de l'Est. Bien sûr, il y avait un excellent Régisseur au domaine, mais il restait sur place, débordé, ne venant que très rarement à Haven, tout comme les parents d'Owen qui se faisaient vieux et ne sortaient plus que leur château. Aussi, à la Capitale, c'était Fleur et Owen qui représentait leur Nom.
Cette position ne leur avait demandé pour le moment que d'être agréables et de savoir cultiver leurs relations. Mais quelques jours auparavant, le jeune couple avait reçu des instructions concernant une affaire commerciale qu'ils devraient négocier et régler rapidement à Haven. Quand Fleur avait lu le nom de leur interlocuteur, elle avait été transportée de joie. Joshua Brolin, rien que ça! Le fiancé hypothétique de Luncinda! Ce n'était pas un personnage qu'ils fréquentaient dans leur cercle, et qui se laissait peu approcher. Cela lui donnerait donc aussi l'occasion de lui arracher quelques secrets et potins nouveaux.
Owen avait refusé tout net de s'en occuper, il ne comprenait pas l'importance de cette négociation, et cela ne l’intéressait pas. Perdre du temps à aller parler affaire, non merci! Que sa femme s'en occupe si cela lui faisait plaisir!
Justement, cela lui faisait plaisir. Autant d'un point de vue social que commercial. Elle ne demandait qu'à appliquer tout ce qu'elle avait appris, même si elle n'avait pas été une élève très appliquée, autant au Collegium que sous la houlette du régisseur de Trevale.
Fleur avait consacré un temps infini à sa toilette, plus qu'à penser à des arguments commerciaux d'ailleurs. Elle avait choisi une tenue très chic mais pas trop originale, pour montrer qu'elle avait de l'argent, mais aussi de l'esprit. Enfin, c'était l'idée.
Elle se rendit au rendez-vous que Joshua avait donné à Owen. Celui-ci n'avait pas trouvé utile de prévenir le noble viticulteur qu'il envoyait sa femme à sa place, aussi, la surprise risquait d'être de taille.
Elle le trouva au lieu convenu, de dos, et se sentit stressée, angoissée.
Elle ne connaissait pas personnellement Joshua, mais elle savait qu'il était un commerçant avisé, contrairement à elle. Et Fleur avait parfaitement conscience qu'ils allaient se rencontrer, se jauger, se reconnaître comme futurs voisins, futurs maître de leurs domaines respectifs, encore dans les mains de leurs parents ou beaux-parents, mais pour combien de temps encore? Ils seraient amené à travailler ensemble.
Bref, un entretien plein de promesses!
Elle s'annonça:
"Sieur Brolin, vous êtes à l'heure!"
Subtile façon de prendre le contrôle de la conversation dès le début, de se placer dans le rôle de la personne à convaincre. Il avait demandé ce rendez-vous, il lui demandait un service, elle ne devait pas se laisser écraser. Elle se dirigea vers lui et ploya dans une charmante révérence.
"Nous n'avons jamais eu le plaisir de converser ensemble, je suis Fleur de Trevale. Mon époux n'a malheureusement pu se libérer pour cette entrevue, aussi j'ai tout pouvoir pour le remplacer. Je suis enchantée"
Bon, ça ne commençait pas trop mal.