Lucile de Girier était une parvenue. Elle portait le même nom de famille qu’elle, mais elle était née artisane et, tout dans ses manières le prouvait. Si Isabeau était insupportable, sa mère n’était pas en reste. Et vue l’affluence sur la place, le
succès du mariage de son fils aîné, elle devait jubiler. Ce qui la rendait sans aucun doute d’autant plus imbuvable. À tous les coups, elle n’avait aucune conscience du mauvais goût de tout… de tout
ça.
Pourtant, pour une fois, Ingrid aurait presque pu remercier les dieux, voire la Couleuse, même, pourquoi pas, pour avoir conduit sa tante non loin d’elle. Et surtout non loin d’Isabeau qui réalisa soudain que sa mère était en train d’importuner un des invités et s’éclipsa pour résoudre le problème. Parfaaaait. Le sourire poli que la blonde arborait se détendit imperceptiblement quand elle se retrouva face à la seule Irmingarde. Malgré tous les défauts et les manques dans sa parenté ou son éducation, la Héraut paraissait infiniment plus fréquentable qu’Isa. La preuve, elle ne lui imposait pas sa présence et s’esquivait elle aussi.
« À plus tard, » répondit simplement Ingrid à sa… cousine, tout en espérant que le plus tard en question serait vraiment très tard – genre un autre jour, par exemple.
De nouveau seule, la cadette des de Girier hésita une seconde. Elle avait envie de suivre son idée première, de s’éloigner du cœur de la fête et de se trouver un siège au calme pour attendre que le temps passe et, pourquoi pas, regarder – et critiquer et enregistrer – les toilettes des invités. Mais elle avait aussi envie de goûter aux petits fours. Elle était certaine que les cousins avaient mis le paquet et qu’ils devaient être excellents… bien plus que tout ce qu’elle pouvait manger chez elle. Mais ça voulait dire s’approcher du cœur de la foule. Mais sinon, elle n’aurait rien à manger avant la fin de la fête…
La blondinette finit par se décider pour une approche rapide du buffet. Elle n’avait pas l’intention de s’éterniser, de toute façon. Les jeunes filles comme il faut ne se goinfraient pas, hein. Elle tâcha donc de se faufiler parmi la foule, saluant au passage ceux qu’elle connaissait ou qui la saluaient en premier – aucun savoir-vivre, ces gens ; d’où on engageait la conversation à des inconnus sans être introduits convenablement par une connaissance commune ? – jusqu’au buffet où elle se permit de goûter quatre ou cinq mignardises et un verre de vin avant de retourner se poser un peu à l’écart.
~*~
Le temps passait et Ingrid aurait pu s’ennuyer si elle avait osé employer ce terme. Sauf que ça ne se faisait pas. Il était plus correct de dire qu’elle attendait simplement. Et puis, pour être honnête, de sa place, elle pouvait voir sans mal les différents invités se déplacer sur la place et ne se privait pour commenter silencieusement chacune des personnes qui passait dans son champ de vision. Celle-ci portait une robe si chargée que c’en était ridicule. Celle-là évoluait dans une tenue clairement démodée, de deux ou trois saisons, mais qui, au moins, mettait sa silhouette en valeur. Cette autre, encore, ne savait pas se tenir et jouait à l’élégante alors qu’elle n’avait ni le port de tête ni la démarche qui allait avec. Quant à ce vieux bonhomme, là-bas, il se croyait visiblement très important… alors qu’il ne l’était probablement pas puisque personne ne le regardait.
Et… wouah ! Enfin… Disons que la femme qu’elle venait de voir, elle, ne pouvait pas passer inaperçu. Sa robe n’était pas démodée… elle était juste différente. Très très différente. Et Ingrid était bien incapable de dire quelle en était l’origine ou l’époque. Mais elle lui allait comme un gant. Le tissu ocre semblait fluide, le voile assorti aux passements… C’était exotique mais incroyablement élégant. Et avec un tissu pareil il y aurait eu de quoi faire ! Et… et sa voisine, en revanche, n’avait rien de comparable. Sauf peut-être dans l’exotisme de la coupe mais c’était bien tout ce qu’on pouvait dire d’à peu près positif sur la tenue de la femme aux cheveux blancs. Ce dégradé de mauve au rouge était criard, presque vulgaire. Et les plis compliqués étaient du plus mauvais goût. On aurait dit qu’ils n’étaient là que pour montrer qu’elle pouvait se permettre de porter des kilomètres de tissus. Ils ne mettaient même pas en valeur celle qui les portait ! Alors qu’avec une telle quantité de matière première, même aux couleurs si vives, il y aurait eu moyen de faire quelque chose de beaucoup plus distingué !
Secouant la tête, dépitée par tant de mauvais goût, Ingrid reporta son attention sur le groupe de ménestrels qui commençaient à jouer de la musique à danser et sur son cousin qui devait donc ouvrir le bal avec sa femme. Il faudrait qu’elle se décide à se rapprocher aussi, à un moment, pour aller les féliciter. Mais pour le moment, elle était bien là. Elle n’avait pas envie de risquer de se faire inviter par un cavalier qui ne ferait que lui marcher sur les pieds. Au moins, la jeune mariée avait de la chance, elle : Micha, malgré tous les défauts qu’elle pouvait lui trouver, savait danser.