La gêne d'Enora fit sourire le capitaine. Elle se comportait exactement comme une demoiselle qui n'avait pas vu, ou tout du moins pas profité, du loup. Mais ce n'était pas vraiment son propos principale.
- Les plaisirs charnels n'étaient qu'un exemple Enora, ne t'en offusque pas. Tu peux te mettre à la musique, flâner sous les arbres, prendre un verre avec des amis, ou comme certaines colporter des ragots. Libre à toi de choisir comment tu peux relâcher la pression. On parle beaucoup des mœurs légères des hérauts, mais c'est aussi parce que c'est leur façon de se rappeler que quelque part ils ne sont que des humains, tout comme nous, tout en oubliant un instant combien il est difficile d'être en permanence observé, scruté, et jugé sur les choix que l'on fait.
La suite de la conversation le laissa cependant perplexe, et c'est dans le silence que le soldat se concentra sur son œuvre. La pression que la gamine se mettait sur les épaules donnait un sourire maussade à Fitz. Comment aussi jeune pouvait-on se barricader aussi ?
- Ton erreur Enora, est de penser que c'est du temps perdu, que c'est du temps "mal investi".
Comment trouver les mots pour un concept si abstrait ? Comment réussir à lui expliquer ce qui devait se vivre ? Voilà un rôle de professeur qu'il n'avait pas imaginé, en tout cas, pas imaginé sur ce sujet là. Leur apprendre à tenir une arme, à s'en servir, à survivre, ca il savait faire. Là il devait lui apprendre à vivre et c'était une autre paire de manche.
- Tu prends le problème à l'envers Enora. Tu te dis que tu rateras l'occasion de sauver quelqu'un, ou que tu risques de décevoir, si tu n'es pas constamment sur la brèche. Et si au contraire tu te demandais ce qu'il arrivait, à bout de souffle, épuisée après des mois sans t'arrêter un instant, tu feras une erreur qui rejaillira sur des gens qui comptent sur toi ?
La sculpture de Fitz avançait doucement, la forme était celle d'un rapace qu'il taillait détail par détail. Les yeux rivés sur le jouet en bois, il reprit son discours.
- Les Hérauts sont censé être juge et jury, impartiales, honnêtes, tout le monde s'attend à ce qu'ils prennent des décisions, et les bonnes. Tu vois les choses en te disant que pour cela tu dois être en permanence en alerte. Excepté que toute héraut que tu sois, tu n'en reste pas moins une humaine. Une femme avec ses moments de faiblesse et de doute. Tu l'as prouvé aujourd'hui d'ailleurs. Que se passera-t-il le jour où trop fatigué tu ne seras pas capable d'oublier ces doutes ? Où tu rendras la justice un peu trop vite, de façon un peu trop partiale, et que tu commettras une erreur ? Te le pardonneras-tu?
Le capitaine posa son couteau sur l'herbe à côté de lui, le jouet en bois inachevé à côté. Croisant les mains derrière sa tête, il prit appuie contre le tronc de l'arbre. L'air était doux, un merveilleux moment pour être simplement posé à regarder le ciel.
- Tu dois apprendre la différence fondamentale entre survivre et vivre. Tu auras bien assez d'occasion à l'avenir de survivre, profite des occasions qui te sont offertes pour vivre. Nos boulots occupent une grande, trop grande même, partie de notre existence, il est dommage de passer ce qui nous reste à y penser. Tu n'es plus la chétive, tu n'as plus rien à prouver à personne. Profite de ta jeunesse, sors, va voir du monde, rie, danse, joue. Fais ce que tu as envie, au moment où tu en as envie. Sans ça, Enora, un jour viendra où tu partiras en mission, et où ce sera celle de trop.
Il ne voulait pas lui faire peur avec ces mots là, il voulait juste éveiller sa conscience à ce fait irréfutable. Il en avait vu d'autre avant elle prendre ce chemin, pour à chaque fois le même résultat. La vie des Hérauts et des soldats étaient bien trop courte pour ne pas profiter des petits instants libre qu'elle offrait.