Fin de la 5e décade d'hiver 1485 - Auberge de la LicorneDepuis la fête donnée dans la famille de Micha, Yvelin avait été sollicité de toutes parts pour jouer et animer des soirées. Sans qu'il s'en aperçoive, sa bourse s'était lentement remplie, au point qu'il pouvait maintenant envisager de se racheter un nouveau théorbe. Mais avant ça, il avait un autre projet, qui lui tenait autant à cœur. Il voulait inviter Micha quelque part. En effet, bien conscient de leur différence de moyens, l'orfèvre avait financé toutes leurs entrevues. Cela donnait l'impression à Yvelin d'être un mignon entretenu par un grand seigneur... non que la situation de mignon de Micha soit réellement désagréable par ailleurs, mais il avait sa fierté.
Il s'était creusé la tête pour trouver un moyen d'inviter son amant quelque part. Il n'avait pas envie d'un énième rendez-vous dans une auberge suivi d'une brève étreinte à la sauvette dans une chambre de passe. Il avait envie... eh bien, de prendre le temps de parler, de le connaître, de passer un moment ensemble dans un endroit où ils pourraient avoir un geste de tendresse l'un envers l'autre sans que personne n'y trouve rien à redire.
Finalement, il avait demandé conseil au patron de l'Arpenteur. Si quelqu'un pouvait le conseiller, c'était bien lui. Celui-ci lui avait recommandé un établissement en dehors de Haven. Il s'agissait d'un genre d'auberge, situé aux abords d'un petit village à quelques kilomètres des limites de la cité. L'endroit était situé à l'écart des routes, et il était possible de se promener aux alentours sans craindre de croiser âme qui vive. Les nobles de Haven utilisaient l'endroit pour y mener leurs affaires amoureuses à l'abri des regards. On accédait à chaque chambre par un escalier extérieur, rendant l'endroit encore plus anonyme qu'une maison de passe. De plus, outre la salle commune, l'auberge disposait de petites alcôves isolées par des rideaux, permettant à chacun de manger dans l'intimité. Cela coûtait évidemment plus cher, mais le patron de l'Arpenteur avait promis de lui obtenir un prix intéressant s'il animait une soirée. Sans hésitation, Yvelin avait accepté.
Le prix qu'on lui fixa pour un petit séjour romantique d'une journée et une nuit était élevé. Pas exorbitant, mais à la limite de ses moyens. Heureusement, il devait encore toucher une grosse somme d'argent pour la composition d'une pièce musicale, ce qui lui éviterait d'être totalement sur la paille après son escale amoureuse.
Il avait ensuite fallu s'arranger avec Micha, trouver une date sans rien lui dévoiler de la surprise. Cela avait été la partie la plus difficile, Yvelin n'étant pas très bon pour garder des secrets quand le bel orfèvre insistait. Mais ils avaient finalement réussi à se mettre d'accord et la veille du jour J, Yvelin avait fait porter une note avec l'adresse de leur rendez-vous, à savoir l'auberge en question.
Le grand jour, Yvelin emprunta un cheval à un collègue pour s'y rendre. Il montait mal, mais suffisamment bien pour un trajet aussi court. Celui-ci supposa que c'était pour rendre visite à sa noble veuve entichée... celle qu'Yvelin fréquentait, d'après les rumeurs qu'il avait lui-même lancées, avec l'aide de Liselle. Cela avait le mérite d'expliquer ses soirées en ville et les rares marques qui pouvaient lui rester de ses ébats.
Arrivé à l'auberge avec une marque d'avance, Yvelin dut se résoudre à attendre. Mais il se réjouissait de passer une après-midi, une soirée et une nuit entière avec son amant. Il avait peur aussi. Sauraient-ils quoi se dire? C'était facile d'être drôle et spirituel pendant une marque... mais là...
Assis sur le grand lit, les jambes croisées, Yvelin grattait d'un air absent les cordes de son vieux théorbe, dans une vaine tentative pour calmer ses nerfs. Il chantonnait en même temps une chanson d'amour stupide, le genre de pièce de réclamait les vieilles dames, où un amant passionnément épris vantait les qualités de sa belle, particulièrement...
♪... sa magnifique chevelure, couleur de miel.
Ses yeux lumineux, couleur du ciel...
et son sourire, qui illumine le monde.♪
Alors qu'il chantait ces derniers vers avec conviction, Yvelin sentit un regard peser sur lui. Il leva la tête, rougit de confusion, rit nerveusement et se leva souplement pour accueillir Micha.
«
Bienvenue à toi, bel orfèvre!»
Il esquissa une petite révérence avant d'embrasser son magnifique amant.
«
J'espère que... que l'endroit te plaît. Enfin, j'imagine que tu connais? Il paraît que toutes les dames débauchées utilisent ce lieu pour rencontrer leur amant.» Il rit. «
D'ailleurs, tous mes collègues sont persuadés que tu es une veuve entichée de ma beauté et de mon talent. Enfin... de mon talent, car pour la beauté...»
Il était stressé, s'il éprouvait le besoin de parler pour ne rien dire. Certes, il le faisait avec l'élégance attendue d'un Barde, mais il se sentait un peu ridicule tout de même.
«
Je... j'hésitais à t'attendre vêtu en tout et pour tout d'un ruban, alangui sur le lit... mais je me suis dit que c'était sans doute d'assez mauvais goût. Et puis... si je voulais venir ici, c'était pour pouvoir... euh...» Il se sentait rougir. «
Pour pouvoir me promener main dans la main avec toi... Et discuter. Et avoir le temps. Hum... bref.»