4e décade de printemps 1481
La vie d'Aaron devenait plus compliquée, c'était un fait. Lui qui n'avait guère eu qu'à s'occuper de lui-même et de son Compagnon pendant des années, il se retrouvait à avoir une vie sentimentale plus remplie sur ces dernières décades que durant sa vie entière. Ce dont il ne se plaignait pas - avec les sombres événements actuels, on ne pouvait pas réellement se permettre de renier le moindre élément positif - bien au contraire, pas une seule seconde. Sa relation avec Manuchan le comblait, et rien que ça, c'était plus qu'il n'avait jamais pensé pouvoir avoir dans sa vie. Ses entrevues avec Jalena se poursuivaient, et il était parfaitement conscient que c'eût été le cas même si un coup du sort l'avait privé d'Empathie du jour au lendemain. Et puis au-delà de ça, il se rendait compte que le rôle qui s'était plus ou moins imposé à lui, ou que d'une certaine manière, il avait pris de lui-même, lui plaisait beaucoup. Il avait pris Keryne et Enora sous son aile, en quelque sorte, et se plaisait dans le rôle de grand frère, peut-être, que cette place lui octroyait.
Mais outre les Mages noirs et l'Orbe, il restait malgré tout une ombre au tableau. Il n'avait toujours pas fait la paix avec Enju, et quand bien même l'expression n'était peut-être pas parfaitement adéquate, cette idée lui trottait parfois dans la tête, disparaissait quelques jours et revenait à la charge. Il avait été blessé de son rejet, c'était une évidence, mais il était passé à autre chose depuis un moment maintenant, et au final, il regrettait le lien qu'ils avaient, avant que ses propres sentiments ne devinssent plus romantiques. Et il s'en voulait de ne pas être revenu vers elle plus tôt, sans trouver réellement de bon moyen de le faire à présent. S'il faisait le compte, sans doute que plus d'une année s'était écoulée depuis qu'elle lui avait affirmé qu'elle eût dû prononcer ses voeux plus tôt, c'était beaucoup trop long pour simplement digérer une blessure narcissique. Alors il se promettait régulièrement d'y remédier, prochainement... mais ne trouvait pas d'occasion parfaite - et sans doute que ses craintes quant à la façon dont il pût être reçu en faisant un pas vers la karsite n'aidaient en rien - et repoussait sans cesse l'échéance.
Des occasions, pourtant, objectivement, il y en avait eues. Et il y en aurait encore. Elle prenait en note nombre de réunions, il assistait forcément à certaines d'entre elles... comme ce matin. Et si elle n'avait pas remarqué sa présence, lui l'avait suivie du regard dès son entrée dans la pièce. Ce qui fait qu'il supposait son indifférence volontaire et qu'il eût beau se promettre de lui parler, à la fin de la réunion, il était à nouveau parti pour repousser le moment fatidique. Prendre la fuite ne résolvait rien, et les remontrances de Raïna ne faisaient qu'appuyer celles dont il se gratifiait lui-même. Mais plus tard, comme toujours, c'était ce qu'il se répétait.
Son nom crié derrière lui l'arrêta comme il avait emprunté un couloir au sortir de la salle de réunion. Cette voix, il l'eût reconnue entre mille, avant même de se retourner, et sans que le son si caractéristique de son fauteuil n'eût trahi sa provenance. Enju. Son coeur se serra comme il se retournait pour lui faire face et la saluer, aussi droit et raide qu'elle pouvait en avoir le souvenir - particulièrement dans un cas comme celui-ci où il n'était pas plus à l'aise qu'elle. Elle avait réprimé un soupir, semblait hésiter à prendre la parole, et à l'instant où il inspira, prêt à le faire à sa place histoire de briser le silence pesant qui s'installait entre eux, elle se décida finalement à faire à nouveau entendre sa voix. Il la laissa faire, craignant de détruire les résolutions de la jeune femme.
Et il ne sut trop quoi penser de la façon dont elle s'exprimait, si bien qu'il ne pût s'empêcher de laisser ses boucliers descendre afin de capter les sentiments de la brune, un peu inquiet à vrai dire. Cela étant, quand bien même son emploi du temps restait effectivement chargé, il refusait de prendre la fuite. Maintenant qu'il était au pied du mur, autant qu'il fît face, après tout.
« Bonjour Enju. Ca fait une éternité, oui... et évidemment, j'ai toujours des horaires assez chargés, mais je peux bien avoir quelques minutes, oui... »
D'un geste de la main, il l'invita à bifurquer vers un petit salon un peu plus loin qui leur permettrait de discuter de façon plus privée, et quand elle eut avancé et l'eut dépassé, il reprit instinctivement sa vieille habitude de pousser son fauteuil. Comme avant. Comme si rien n'était arrivé. Comme si elle ne risquait pas de mettre en avant qu'elle pouvait le faire toute seule... Quelques minutes, ou un peu plus. Mais le laps de temps qu'il venait de donner lui permettait, éventuellement, si les choses ne se passaient pas bien, ou au moins pas calmement, de s'éclipser rapidement.
« Comment ça se passe de ton côté depuis... ? »
Depuis qu'elle l'avait jeté ? Depuis qu'elle avait prononcé ces fameux voeux ? Il ne termina pas cette phrase, refusant de céder à la rancoeur, qui d'ailleurs, n'avait pas lieu d'être. C'était du passé, et s'il voulait éventuellement retrouver un lien avec elle - quand bien même il était tout à fait conscient que ce ne pourrait plus jamais être comme avant, il avait tout intérêt à laisser passer tout ça. Il n'avait cependant même pas remarqué qu'il n'avait pas répondu à sa question, à savoir comment lui-même allait...