Tallulah se sentait épiée, et elle ne savait pas trop sur quel pied danser. Epiée, et un peu soumise à un drôle d'interrogatoire auquel elle ne s'était pas attendue. Elle ne pensait pas avoir commis d'erreur si lourde qu'on la châtie de la sorte, aussi prenait-elle cette conversation pour ce qu'elle était, une conversation fortuite, mais la teneur des propos de la Barde confirmée l'angoissait quelque peu.
– Danse et chant. Je ne suis pas étonnée. L’instrument ça viendra, comme le reste, prends ton temps. Tu en trouveras un qui te conviendra. Pour certains bardes il faut parfois du temps pour pouvoir trouver l’instrument qui s’accorde avec leurs dons. Ton don à toi est… Virevoltant, frais, il est logique que tu n’aies pas encore trouvé l’instrument qui te conviennent parfaitement. Prends le temps, ne te presse pas.
La brunette hocha la tête. Elle ne cherchait pas à se presser, mais savait qu'on attendait d'elle qu'elle finisse par choisir un instrument, pourtant à ses yeux, sa voix était déjà le parfait réceptacle de ses émotions. Et elle avait du mal à s'approprier ceux qu'elle avait eu l'occasion de tester au cours de ces quatre années, qui lui semblaient être des artefacts greffés de façon un peu trop artificielle à ses mains malhabiles. Sans doute l'habitude, la rousse avait certainement raison. Elle était plus expérimentée, et la jeune fille ne mettait pas en doute ses conseils. Elle se demandait simplement quel instrument pourrait correspondre à la description qu'elle venait de faire de son Don. La voix de son aînée la tira de ces pensées, et la ramena un peu trop durement à la réalité. Son Don n'était pas qu'une bénédiction qui lui avait ouvert les portes du Collegium, mais aussi une lourde responsabilité que ses frêles épaules n'étaient pas sûres d'être capables de porter.
- Ton don est exceptionnel car il est pur. Instinctif. Bien sûr tu dois apprendre à le contrôler à faire attention, mais ton don est puissant, garde ça en tête.
Une fois encore, elle hocha la tête.
- Et oui, nous sommes utilisés à des fins politiques, parfois, souvent, même si notre éthique nous interdit de nous servir trop de notre don, il a une puissance que beaucoup convoitent, et craignent. Nous pouvons faire tourner cours une négociation, ou au contraire permettre à une négociation mal partie de se concrétiser. Tiens prends l’exemple de deux paysans. Ceux-ci n’arrivent pas à s’entendre sur à qui appartient le champ dans lequel l’âne broute. De toute façon aucun des deux ne sait à qui appartient l’âne. Les deux paysans en arrivent bientôt aux mains, et cela risque fort de finir par un meurtre. Maintenant, imagine un barde itinérant, qui était dans le coin. Que se passe-t-il ? Notre don nous permet de calmer la situation, pour qu’ils puissent y réfléchir à têtes reposées, ou tout simplement d’augmenter la tension pour provoquer l’irréparable.
L'apprentie buvait les paroles de son interlocutrice, hochant parfois la tête. L'image était très parlante, elle se formait sans peine dans sa tête, et elle en imaginait les deux issues avec facilité. De quoi terroriser la fillette qu'elle avait été. Elle restait consciente du point que soulevait la Barde, cependant, bien qu'elle eût fermé les yeux sur l'irréparable dont elle pourrait un jour peut-être être responsable. Et ça, ça l'inquiétait un peu. Si elle ne parvenait pas à se canaliser suffisamment, et engendrait de tel drame ? Elle ne saurait se le pardonner.
- Instinctivement, tu projettes tes émotions. Ton chant et ta danse toute à l’heure, ont empli l’air d’une joie de vivre, et d’exister qui se ressentait jusque dans les couloirs du Collegium. Vu comme cela, c’est positif nous sommes d’accord. Mais demain ? Tu deviens une femme, petit à petit, et un jour tes émotions ne seront plus « que » joie, ou bonheur, tu connaitras des peines. Je ne te le souhaite pas ! Loin de moi cette idée. Mais il faudra alors que tu apprennes à te contrôler.
Une nouvelle fois, elle hocha la tête, mais fronça les sourcils, perplexe, quand elle vit la femme déposer son furet entre elles deux et lui présenter des excuses.
-Désolée mon ami... Regarde bien le furet.
L'animal semblait à moitié endormi, et Tal ne le quittait pas des yeux. Tout comme elle écoutait attentivement la mélodie qui emplissait la pièce. L'instant d'après, ce fut le grondement de l'orage qui résonna dans la voix de la rousse, et le furet s'éveilla parfaitement, pris de panique, cherchant sans doute un terrier pour se cacher. Et puis les sentiments dégagés par la mélodie changèrent encore, et la brune reprit son souffle, qu'elle n'avait pas remarqué avoir coupé, soulagée. Le furet s'étira de tout son long et bailla avant de se tourner complètement vers sa maîtresse. La démonstration était stupéfiante, et particulièrement parlante. Et l'adolescente, peinée pour le pauvre animal.
- Ne t’inquiète pas pour Kis’trach, il a accepté depuis longtemps d’être en partie un déversoir de mes émotions, c’est même de son fait à lui. Lorsqu’il me sent énervée, il vient me voir pour que je puisse me recentrer et régler le problème sans être submergée par mes propres émotions. Et il me le fera payer cette nuit en me mordillant les doigts de pied pendant que je dors.
Elle esquissa un léger sourire, guère rassurée en réalité concernant l'animal, quand bien même l'imaginer mordiller les orteils de cette femme à l'allure aussi fière avait de quoi la faire rire.
- Quant à ton don… Tu dois te servir de tes émotions, de ce que tu connais-toi, tu peux difficilement projeter quelque chose que tu n’as jamais vécu. Pour l’instant tu connais la joie de vivre, tu vis dans l’instant présent, et tu projettes, ce que tu connais, maintenant, ce que tu vis maintenant. Plus tard, tu apprendras à projeter des sentiments que t’apportent des souvenirs, des choses parfois douloureuses, triste, gênante, et j’en passe.
- Je n'ai pas vraiment envie de projeter ces choses-là... souffla-t-elle, le souvenir de l'abandon de ses parents, et de la dureté de son peuple d'origine se rappelant à sa mémoire.
Elle avait l'air pleine de joie de vivre et d'entrain, et oui, elle se concentrait sur le moment présent et sur ce bonheur sur lequel elle se focalisait chaque jour. Mais elle n'oubliait pas pour autant la petite fille incomprise et abandonnée qu'elle avait été.
- Je ne veux pas t’effrayer Tal, je suis désolée si c’est le cas. Tu as un don, un don puissant, et naturel. Comparé à d’autres bardes il te faudra très peu d’effort pour le déployer, tu me l’as montré tout à l’heure, malgré toi, mais tu me l’as montré. Il était de mon rôle d’ainée, de venir m’entretenir avec toi, et je serai prête à répondre à toutes tes questions.
Une fois de plus, elle sembla songeuse quelques secondes, et puis elle osa poser une première question, sans savoir si elle en poserait d'autres par la suite.
- Est-ce normal que j'aie ce sentiment de... me mettre en cage lorsque je suis les directives des professeurs et canalise mon Don ? Ce que vous avez vu tout à l'heure, c'est plus qu'une envie de danser, c'est un réel besoin. Je... ne me sens pas bien si je ne lâche pas la bride au moins un peu de temps en temps. Est-ce qu'on doit vivre tout le temps comme ça ?...
Ca lui semblait un prix bien lourd à payer, même si elle ne rejetterait ni son Don si son appartenance au Collegium pour ça. Elle n'était, surtout, pas certaine d'être capable de ne pas se laisser aller par moments sans exploser comme elle l'avait souligné juste avant, et craignait des conséquences plus lourdes encore si c'était le cas.