Le sourire de la Blanche traduisit mieux que des mots qu’elle avait perçu l’hésitation de Dyalwen au moment d’omettre son titre, mais qu’elle ne s’en formalisait pas. La rouquine, soulagée de ne pas avoir commis d’impair, sentit son sourire s’affermir un peu plus. Ça ne voulait pas dire qu’un titre ou qu’une marque de respect ne s’échapperait pas de ses lèvres de temps en temps, habitudes obligent, mais elle allait tâcher de faire attention. Le tutoiement, en revanche… Ce n’était pas à l’ordre du jour. Heureusement, son interlocutrice ne le lui avait pas demandé. Déjà, qu’elle n’aurait jamais imaginé appeler une Héraut par son seul prénom – ou même parler tout court à un Héraut en dehors d’un cadre formel – elle n’était pas franchement prête à faire preuve de plus de familiarité. Ce serait trop… déroutant.
Comme les paroles d’Isabeau, la veille, qui l’accueillait dans le Cercle Héraldique, en fait. Ou le fait d’être considérée comme une petite sœur par les Blancs. Et, même, fondamentalement, comme l’esprit de Tisia Lié au sien. C’était rassurant, mais déroutant.
Le mélange était juste bien dosé pour l’inciter à poser des questions. À propos des uniformes, par exemple. C’était bien, les uniformes. C’était la raison qui avait amené Enora dans le Champ, c’était le symbole de son changement de statut, ce n’était pas trop personnel. Et ça donnait l’occasion de lui répondre avec plein de détails et d’informations. Des informations que Dyalwen tâcha d’enregistrer en silence, pendant qu’elle calquait son allure sur celle de la Blanche. Elle pouvait garder ses uniformes bleus pour s’habiller en civil… Oui. Ou pas. Si elle avait le choix de sa tenue, dans un cadre informel, elle se passerait volontiers des robes longues et des jupons. Pour rester convenable aux yeux de sa famille, elle se contenterait d’une jupe d’amazone, comme celle qu’elle portait, qui lui permettait au moins d’être relativement libre de ses mouvements… tandis que la pensée fleurissait sous son crâne qu’elle pourrait peut-être même espérer revêtir des habits pratiques. Vraiment pratiques. Du genre que Mère avait banni de sa garde-robe depuis qu’elle était censée être une jeune fille comme il faut. Comme des pantalons, par exemple.
« Je les donnerai au Collegium, répondit donc la rouquine. De toute façon, ma sœur n’a que onze ans, elle n’en aurait pas l’usage avant longtemps. »
Et s’ils pouvaient servir à des étudiants qui en avaient besoin, c’était la moindre des choses, non ? Certes, la plupart des Bleus voyaient leurs études payer par leurs familles mais il y avait aussi quelques boursiers. Et puis, ça semblait un échange équitable, non ? Si la Couronne lui fournissait de nouveaux uniformes gris alors qu’elle aurait eu les moyens de les payer, ce n’était que justice de laisser les bleus pour qu’elle les utilise comme bon lui semblait, n’est-ce pas ?
« J’ai déjà eu quelques corvées au Collegium la décade dernière, ajouta Dyalwen à ce sujet. Je ne dirais pas que je m’étais habituée au rythme, mais ce n’était pas si terrible. »
Ça ne pourrait l’être non plus, surtout si elle avait des horaires prévus pour voir Tisia, n’est-ce pas ? Le Compagnon n’intervenait pas dans ses pensées pendant sa conversation avec Enora mais elle sentait sa présence tout près. Physiquement, puisqu’elle marchait dans son dos et lui soufflait dans le cou, et mentalement, puisque Dyalwen pouvait sentir la chaleur de son esprit à portée du sien. C’était déroutant et rassurant, oui. Et étonnant. Et surprenant. Et plein d’autres choses…
Mais Enora devait s’en douter si elle se souvenait de son Élection comme si elle avait eu lieu la veille. Même les mots de la Blanche, qui évoquait les missions et la guerre, ne parvenaient pas à faire vraiment redescendre le petit nuage sur lequel flottait Dyalwen depuis la veille. Elle savait qu’elle n’était pas une héroïne. Elle savait que les Hérauts étaient au service de leur pays et vivaient une vie mouvementée et souvent dangereuse. Et, depuis la veille, elle avait eu plusieurs moments de doute. Mais ils n’avaient jamais duré bien longtemps. Et la question de la Blanche, sur son Élection, termina de balayer tous ceux que sa phrase précédente aurait pu faire naître.
Le sourire de la rouquine s’étira et se para d’une nuance d’incrédulité.
« Je… C’était… J’étais dans les jardins, avec le Héraut Isabeau qui essayait de m’expliquer comment contrôler mes pensées. – Le non contrôle de son Don ne la faisait même pas rougir, là – Et Tisia est arrivée… Et… »
Là, par contre, elle sentit le rouge lui monter aux joues.
« Je ne sais pas trop comment le décrire, en fait, » avoua-t-elle.
La succession de pensées, de sentiments, d’émotions qui lui avaient traversés l’esprit quand Tisia avait plongé son regard dans le sien était trop emmêlée et trop intime pour réussir à la traduire en mots… ou la détailler à quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. En fait, à part Tisia, elle ne se voyait pas en parler à qui que ce soit.
« Je n’aurais jamais pensé qu’un Compagnon me Choisirait. Je veux dire… Je ne suis qu’une fille normale, et… »
Elle haussa les épaules, ne sachant comment traduire exactement ses pensées, et les bras chargés des uniformes limitant ses expressions gestuelles. Elle était une fille normale. Pas une héroïne. Même si Isabeau, la veille, avait l’air normal aussi. Et Enora également.