La rumeur n'avait donc pas atteint les Hérauts. Ce qui, finalement, n'avait rien de très surprenant. En effet, la raison pour laquelle la révélation de Firen avait tant fait jaser, c'était justement parce qu'elle concernait Yvelin, un barde si discret, si effacé. Et inévitablement, les gens en étaient venus à se demander si par hasard Firen et lui n'avaient pas été amants.
«Je crois que si on avait pu parler de moi pour une composition ou une prestation particulièrement réussie, j'aurais pu m'en accommoder.»
Oui. La célébrité, il la désirait, au fond, comme tous les Bardes. Il rêvait que son nom se retrouve au côté de ceux des grands compositeurs des temps passés, qu'on parle de lui avec du respect dans la voix, qu'un jour, on étudie ses œuvres. Mais se retrouver au centre de l'attention de ses pairs parce que Firen avait trahi son secret, c'était insupportable.
Quand Mina mentionna son père, Yvelin se mordit les lèvres pour tenter de contenir le flot de larmes. Peine perdue, il ne parvenait pas à s'arrêter de pleurer. C'était trop douloureux encore.
«Il m'a dit... que je n'étais plus son fils. Il m'a interdit de revenir à la maison...»
Dieux, que c'était douloureux! Il se repassait en boucle la scène. Peut-être s'il avait nié? Peut-être s'il avait donné à son père ce qu'il désirait, s'il avait prétendu satisfaire des hommes pour de l'argent ou par contrainte. Mais alors, Maric aurait exigé le nom de cet homme et l'aurait accusé publiquement d'abuser son fils. Non...Il préférait encore la situation actuelle. Se sauver en sacrifiant Micha, c'était pire que tout.
Mina semblait ne pas comprendre qu'une simple altercation mène à cela. Qu'elle était naïve, au fond. Et elle ne connaissait sans doute pas les Bardes. Contrairement aux Hérauts, qui étaient nobles et bien intentionnés ou aux Guérisseurs, qui se dévouaient tous entiers aux autres, les Bardes étaient guidés par leurs émotions, leurs passions. Ils se nourrissaient de la moindre querelle, de la plus petite des contrariétés pour produire ce qui était leur carburant, le drame. Si la situation s'était à ce point envenimée, c'était parce que Firen avait la maturité émotionnelle d'un adolescent avec les moyens d'un homme puissant, et parce qu'Yvelin était à peine plus mûr que lui et qu'il avait eu envie de prouver à l'homme qu'il aimait qu'il avait le courage de ses opinions.
Enfin, quand elle lui parla de droit et de diffamation, il laissa échapper un rire sans joie.
« Le sujet de notre différend est un autre homme. Un homme que Firen a aimé, et qui l'a quitté. Un homme avec lequel j'ai une liaison. Je...Firen avait très mal pris leur séparation, et disons qu'il a fait des choses pas très jolies suite à cette rupture. Et quand il a découvert que cet homme s'intéressait à moi, il a tenté de me dissuader de le fréquenter. Je dois avouer que je me suis montré un peu... sec. Mais, comme tu t'en doutes, le milieu Shaych est petit. Et ce que je savais des préférences de Firen était de nature à me dégoûter. Mais bref, par la suite, chaque fois qu'il s'en est pris à cet homme ou à moi, j'ai tenté de contrattaquer, pour le neutraliser, au moins. Il semblerait que notre dernière altercation ait eu raison du peu de dignité qu'il lui restait. Il savait... dans le milieu, on sait toujours qui est dans le placard, qui en sort parfois, qui s'affiche totalement. Même quand il s'agit de quelqu'un d'aussi discret que moi. Bref, il savait ce qu'il faisait quand il a écrit un courrier anonyme à mon père.» Il soupira. «Quant à Riannon... que veux-tu qu'elle fasse? Officiellement, il n'a pas écrit ce courrier. Et ce qu'il a fait ici, au Collegium, ne relève pas de la diffamation. Il a juste laissé échapper qu'il avait entendu dire que mon père m'avait mis à la porte, ce qui ne l'étonnait pas, vu que j'étais shaych et qu'en plus je séduisais des hommes plus âgés, peut-être pour obtenir leur soutien financier. Ou quelque chose du genre.» Yvelin tripota sa boucle d'oreille, comme pour y trouver du réconfort. «Je... je crois que c'est le pire. Quand la rumeur disait que je charmais les vieilles bourgeoises avec mon sourire et mes bouclettes pour qu'elles m'engagent, c'était plutôt amusant. Et pas si éloigné que ça de la vérité. Tandis que là... d'une certaine manière, il salit ma relation avec... cet homme.»
Heureusement, Firen avait eu la décence de taire l'identité dudit homme plus âgé.
Le remarque de Mina sur la célébrité le fit sourire. Elle avait visiblement finit par se résigner, ce qui était la seule chose à faire dans son cas.
«Les commentaires me fatiguent, les questions aussi. Mais... le pire, ce n'est pas que tout le monde parle de moi. Non, le pire est que je ne me sens plus chez moi, ici, et que je n'ai nulle part d'autre où aller. Firen a réussi à me priver de mes deux foyers.» Il essuya ses larmes du revers de la main. «Et le problème n'est pas le milieu shaych... je pense que si j'allais dans un de nos lieux de rendez-vous, je pourrais y trouver du réconfort. Peut-être même l'un d'entre eux me proposerait-il de m'héberger, le temps que cela se tasse. Mais... Mais si on l'apprend dans le milieu, cela remontera forcément aux oreilles de l'homme que je fréquente. Or, je ne veux pas qu'il l'apprenne. Enfin... pas encore. Il... a tellement de choses plus importantes sur les bras, ces temps. Et que pourrait-il faire? Je sais qu'il voudra se venger. Mais moi, j'ai perdu le goût de la guerre. Je l'avoue sans peine, Firen a gagné. Maintenant j'aimerais juste... je ne sais pas...» *disparaître, que tout s'arrête.*
Il n'osa pas dire les derniers mots à voix haute. Il savait que s'il le faisait, on l'enverrait sans doute parler à un gentil Guérisseur qui se montrerait très compréhensif et qui voudrait l'aider. Mais même pour cela, il n'avait plus l'énergie. Il voulait juste panser ses blessures en paix.