Le jeune barde était plein de sollicitude, quelque chose à laquelle Énora n'était pas habitué de la part de quelqu'un portant le rouge. Bien sûr, elle savait qu'il n'était pas tous pompeux ou imbus d'eux-mêmes. Elle n'était pas portée sur ce genre de généralisation, mais elle n'avait jamais vraiment pris le temps d'en connaitre. Elle le regrettait un peu aujourd'hui, elle s'était refusé tellement de chose de la vie quand elle était grise, mais elle se rattrapait, ou essayait à tous le moins maintenant.
Yvelin donc, et sa remarque sur le tutoiement la fit sourire. Elle y revenait toujours, malgré ses efforts, quand elle ne connaissait pas quelqu'un. Ce n'était pas par snobisme, ou rien de se genre, mais le vouvoiement était quelque chose que ses précepteurs avaient implanté en elle dès son plus jeune âge. C'était de tutoyer les gens qui avait été longtemps malséant. C'était beaucoup plus facile désormais, avec des années de pratique chez les Hérauts, mais c'était encore quelque chose qui lui fallait appliquer consciemment au départ.
Le reste du discours du jeune homme l'amusa aussi, pour des hérauts, ils étaient au contraire très discrets en fait. Et elle ne leur en voulait pas, elle comprenait à quel point c'était important de profiter de chaque moment à fond quand ont fait un métier dangereux comme le leur. Mais c'était amusant venant de la bouche d'un barde qui avait une réputation aussi mauvaise que les hérauts. Ils faisaient une drôle de paire, pour sure. Elle le suivit néanmoins dans sa suggestion, elle n'avait pas trop envie d'étaler ses affaires de cœur au grand public. Ce n'était pas son genre, même quand il n'y avait presque personne.
Elle se laissa guider par le jeune homme jusqu'a une salle de travail, et même lui tenir la main. Elle ressentait d'instinct que le geste se voulait rassurant, mais rien de plus. Il était gentil, même si un peu étrange pour un barde. Mais elle était du genre à collectionner les amis étranges. Elle choisit de s'assoir par terre finalement, sur la diagonale de Yvelin, pas en face, mais pas directement à côté, elle s'y sentait plus à l'aise pour tenter de se confier. Regarder les gens de haut n'avait jamais été son truc et en tant que Héraut, elle n'avait aucun problème à trouver le sol confortable. Elle ressentait la présence de Jorel aussi, qui l'y encourageait. Il semblait avoir confiance en Yvelin, et Enora décida elle aussi de lui faire confiance. Elle avait besoin de plus d'ami, parce que sinon, quand un ou deux partait ailleurs, elle se retrouvait seule de nouveau.
"Non, ça fait un moment en fait que ça dure. Étudiante, j'étais trop sérieuse, je m'étais fait des amis, mais j'ai grandi en étant seule. J'avais toujours voulu des amis, mais arrivée à Haven, sans m'en rendre compte, je n'ai pas tellement cherché à m'en faire. Et c'était une période sombre aussi. Alors maintenant que je suis Héraut, même si j'ai compris comment me faire des amis, c'est pas facile. Je suis toujours partie, et je ne m'arrête jamais longtemps quelque part. C'est ça le travail d'une flèche. J'ai eu quelques histoires de cœur, deux en fait, et aucune ne s'est bien finie. La première, il était Promis à l'Épée, je le considère encore comme un grand frère même si ça fait longtemps qu'on ne se donne des nouvelles que par lettre, mais le second, c'était un traitre, un mage du sang, et je ne m'en étais jamais rendu compte. On est pas allé bien loin dans notre relation, on en était encore aux balbutiements, même pas en fréquentation, mais il a disparu un temps, et j'ai appris qu'il avait finalement été tué. J'ai jamais vraiment rencontré personne ensuite. Mais j'aimerais bien... si je savais comment, si j'arrivais à juste accepter des rendez-vous sans lendemain, j'imagine... mais ça me semble tellement..."
Elle ne savait pas quel mot employer: étrange, malséant, insipide. Et pourtant, elle pouvait remarquer la beauté des hommes autour d'elle, elle était capable de ressentir l'attrait de tel rendez-vous. Elle voulait plus certes, mais elle était assez adulte pour savoir que trouver un partenaire de vie n'était pas quelque chose de facile ni de commun, et encore moins pour les Hérauts. Leur vie, et sa vie en particulier, était bien trop éclectique.