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« le: 22 mars 2020, 21:18:10 »
Trevale - 1er jour de la 2eme décade de printemps 1485
La vie était douce pour Fleur, installée, avec Owen, pour quelques décades encore, à Trevale.
De fait, ses beaux-parents ne les avaient pas laissés repartir pour Haven, alors qu'ils avaient fait le voyage pour leur annoncer la grossesse de Fleur
Dame De Trevale avait pleuré de joie quand elle avait appris la nouvelle.
Oui, en cherchant du sang frais dans l'union de son seul fils, le but était de lui permettre d'engendrer, mais elle n'y avait jamais sérieusement cru, et quelques années s'étant écoulées sans aucun signe de ce côté, elle avait abandonné tout espoir de devenir grand-mère.
Elle avait bien trois filles, mais elles étaient si laides qu'il avait été difficile d'en caser une seule, et qui bien sûr, se révélait stérile.
Alors quand on lui avait annoncé la visite surprise de son fils héritier et sa sa femme, et qu'Owen lui avait annoncé la grande nouvelle, elle avait obligé les deux jeunes gens à rester ici, ou tous leurs caprices seraient assouvis. Et même si à Haven, chez eux, Owen et Fleur ne posaient aucune limite à leurs envies, c'était aussi bien de n'avoir même pas de demeure à gérer et de se laisser dorloter.
Owen remplissait plus que vaguement son rôle de Conseiller, à distance, mais cela avait deux avantages. Il bénéficiait ici des conseils de son père et du gestionnaire de Trevale, mais il était également éloigné des mauvaises fréquentations du Grand Conseil. Quant à Fleur, elle se laissait aller à la langueur qui s'était emparée d'elle depuis le début de sa grossesse, mais aussi aux bon soins de sa belle-mère. Sa propre mère était décédée alors qu'elle était très jeune, elle appréciait d'être choyée de cette façon.
Fleur écrivait beaucoup, pour occuper ses journées. A sa soeur jumelle, déjà trois fois mère, et qui avaient de nombreux conseils à partager. Mais aussi avec son père, son ancienne nourrice, ses amies de Haven, et même Pluiechantante, à qui elle avait tenu à annoncer la nouvelle. Il y avait une seule personne à qui elle n'écrivait pas, bien qu'il occupât ses pensées, et c'était un travail constant de ne pas se laisser trop sombrer dans la mélancolie en pensant à lui.
De toute façon, écrire, il n'y avait que ça à faire. Une main sur son ventre déjà gravide, Fleur regardait avec désespoir la pluie qui s’abattait sur la région depuis des semaines, les empêchant de repartir pour Haven.
Pourtant, il faudrait bientôt qu'il fasse le voyage. Avec angoisse, Fleur sentit son ventre bouger. La Guérisseuse de la région, venue à la demande de sa belle-mère, avait été formelle. Fleur n'attendait pas un, mais deux enfants. La surprise avait été totale, jamais Fleur n'avait imaginé que sa propre gémellité puisse se reproduire sur sa propre descendance. Pourtant, c'était le cas, et vu le petit gabarit de la jeune femme, elle serait mieux à proximité du Collegium où elle bénéficierait d'un suivi rapproché, avait conseillé la Guérisseusse.
Owen, en bon hypocondriaque, s'était affolé. Il fallait maintenant attendre la fin des pluies pour espérer prendre la route, en priant pour qu'elle soit praticable.
En ce milieu d'après-midi, Fleur avait installé son écritoire dans un des petits salons de Trevale, entourée de son mari, qui ne la quittait guère, de sa belle-mère, mais aussi son beau-père, venu boire un café fort avant de retourner s'occuper des problèmes qu'engendrait les pluies torrentielles.
C'est ici que les trouva le Régisseur. C'était un homme très grand et très mince, laid à faire peur, mais d'une efficacité qui forçait le respect.
"Seigneur, j'ai reçu une réponse positive à notre requête. Quelqu'un va arriver, le spécialiste dont nous parlions."
"Ah, voilà enfin une bonne nouvelle." s’exclama Paulin de Trevale, le patriarche.
Sa femme et lui échangèrent un regard angoissé, puis le patriarche avisa son héritier.
"Owen, je dois te dire quelque chose."
"Père?" répondit distraitement l’intéressé, plus concentré sur son jeu de carte que sur la conversation.
"Tu n'es pas sans avoir que les pluies ont commencé à faire déborder les rivières, Terilee par exemple."
"Je sais Père, nous en avons déjà parlé."
Sous l'influence de sa femme, Owen essayait sincèrement de s’intéresser à la gestion du domaine, mais cela lui demandait beaucoup d'effort.
"La situation est devenue trop inquiétante. Nos terres sont inondées, les dégâts deviennent de plus en plus important, sans parler de la route commerciale devenue impraticable, ce qui empêche nos commerces avec Hardorn. J'ai donc fait appel à un spécialiste pour nous aider."
Un sueur froide parcouru Fleur, consciente que quelque chose se tramait, quelque chose de dangereux. Elle essaya de ne rien montrer mais tendit l'oreille.
"C'est toujours le même nom qui m'est revenu quand j'ai demandé conseil."
"Fort bien, faites-le venir alors, pourquoi me demander mon avis?" répondit Owen avec ennui.
"Je dois t'avertir que cela ne va pas te plaire, mais que tu devras faire avec."
Owen lança un regard perplexe à son père. Il n'avait pas l'habitude d'être contrarié, aussi le ton employé l'alerta un peu.
"Le spécialiste en question est un Héraut." révéla le beau-père de Fleur.
Un bruit tonitruant fit sursauter tout le monde. Fleur avait fait tomber son écritoire, et plumes, encre et papiers s’étalaient misérablement au sol.
"Fleur, ma chérie, vous allez bien? Les bébés ?" s’inquiéta Owen.
"Je vais bien, désolée, je crois que je me suis assoupie"
"Non, ne vous penchez pas, je vais ramasser" proposa sa belle-mère.
D'une voix blanche, Fleur demanda:
"Un Héraut?"
"Un Héraut?" renchérit sombrement Owen. "Un Héraut ?!"
"Owen, je sais que tu les as en horreur, mais c'est LE spécialiste dans la maîtrise des cours d'eau. Et son cercle a accepté de l'envoyer ici pour aider toute la région. "
"Fort bien, si je ne le vois pas, il peut faire ce qu'il lui chante."
"Mon fils, nous sommes le domaine le plus important de la région." précisa Paulin.
"Cela je le sais..."
"Nous ne pouvons pas ne pas l’accueillir ici le temps de sa mission."
"Quoi?!"
"Owen ! Nous lui devons l'hospitalité!"
"L'hospitalité?! Ils n'ont pas des refuges fait pour les gens de son espèce, au lieu de venir nous envahir?"
Fleur avait envie de se cacher sous terre devant la mesquinerie de son mari. Et en même temps, elle le soutenait secrètement.
"Nous ne pouvons pas nous permettre de le faire dormir ailleurs que chez nous. Je suis désolé mon fils, mais tu devras t'y faire, pour le bien du domaine dont tu hériteras un jour. Cela te demandera des sacrifices, comme celui-ci. Et il n'est pas bien grand."
"Qu'en pensez-vous Fleur?" lui demande gentiment Dame de Trevale.
Fleur se sentir acculée. Sa belle-mère, profitant de sa présence ici, l'associait souvent à la gestion de la demeure, pour la former. Elle avait douloureusement conscience des faiblesses de son fils, et avait de l'espoir dans l'esprit de sa bru, qui avait réussit l'exploit de porter un enfant d'Owen. Elle l'encourageait donc souvent à donner son avis sur les questions pratiques concernant le domaine.
Owen regarda sa femme, de la colère dans ses yeux porcins, attendant son soutien.
"Je... Il n'y a personne d'autre de possible?" tenta-t-elle en sachant pertinemment que non.
"Le Héraut..." son beau-père déchiffra la lettre, "Noam est le meilleur du royaume. La couronne s'inquiète aussi pour la région et l'envoie en personne."
Héraut Noam. Le nom avait été prononcé. Fleur se sentait glacée.
"Et alors?" coupa Owen. "Il n'est pas obligé de venir ici?"
"Owen", souffla Fleur. "Si ce n'est pas nous qui l’accueillons, Brolin se fera un plaisir de le loger, et le fera savoir. Ce serait désastreux pour la réputation de Trevale. Pour qui passerions-nous, pour qui passeriez-vous, au Grand Conseil, si tout le monde sait que vous avez refusé le gîte au Héraut venu sauver la région?"
Dame Trevale regarde sa bru avec satisfaction. Elle savait que le bon sens de la jeune femme faisait souvent bon effet sur l'entêtement de son mari. Owen grimaça:
"Mais un Héraut..."
"Vous ne serez pas obligé de lui parler plus qu'il ne faut. Je vous rappelle qu'à Haven, ils sont bien plus nombreux. Et l'aile des invités est loin de nos appartements. Jorden" elle désigna le Régisseur, "et votre père saurons gérer cet homme sans que vous deviez trop vous en mêler."
"Je refuse que son stupide canasson magique côtoie nos chevaux!" bouda Owen.
"Mais vous avez les chevaux en horreur !" s'étonna Fleur.
"Et alors? Je n'ai pas non plus envie qu'ils soient contaminés par ce fichu cheval blanc."
"La construction des nouvelles écuries a du être arrêtée à cause du temps, mais elle est assez avancée pour accueillir le Compagnon", révéla Jorden.
"Avec un peu de chance, son Héraut voudra dormir avec" répondit Owen avec humeur.
L'affaire était donc entendue, et Fleur sentit son estomac se serrer.
Se terrer à Trevale avait aussi eu pour but de sa cacher de Noam. Il était peu à Haven et parcourait les routes, mais elle s'était cru à l'abri ici. Et il allait débarquer directement dans la gueule du Kyree.
"Quand arrive-t-il?" demanda-t-elle.
"En fin d'après-midi" répondit Paulin. "Le temps pour vous de préparer un accueil digne de ce nom au Héraut Noam."
"Père!" s'opposa Owen.
"Il suffit Owen! Il en va de la pérennité de notre domaine. On ne te demande pas de le prendre dans tes bras, mais tu fera contre mauvaise fortune bon coeur! C'est un ordre!"
Le patriarche Trevale faisait rarement montre de son autorité, mais il se faisait sincèrement, et à raison, du soucis pour ses terres. Assez pour réduire au silence son capricieux de fils.
"Venez ma chère", proposa sa belle-mère à Fleur "Allons préparer tout cela"
Elle tendit son bras à sa bru, et Fleur ne put que la suivre. Une fois loin des oreilles indiscrètes, elle plaisanta même:
"Et puis je sais que vous, vous adorez les Hérauts!"
***
Le soir avait finit par tomber, et tout était près pour un repas qui devait commencer dans une demi-marque. On n'attendait plus que Noam. Fleur avait longtemps pensé à se faire porter pâle. Qui lui en ferait le reproche?
Mais Noam saurait parfaitement chez qui il allait, et qui il y croiserait. La présence du jeune couple Trevale était connu dans la région. Sa grossesse en revanche, c'était moins sûr. Elle était arrivée ici aussi fine qu'à son mariage, et depuis était restée plutôt cloîtrée.
Et puis, pourquoi se cacher ? Ils finiraient pas se rencontrer, et autant que cela se fasse en public, pour éviter la tentation de lui parler.
Elle lissa les plis de sa robe bleue sur son ventre déjà proéminent. Son futur tour de taille l'angoissait quand elle voyait sa silhouette à juste 12 décades de grossesses. Elle aurait du avoir un ventre facilement dissimulable sous des robes à la coupe étudiée pour, là, son décolleté menaçait d'exploser, et aucune robe ne pouvait laisser planer le moindre doute.
Elle se sentait énorme, fatiguée, et laide. Et angoissée.