Il y a des choses qui restent inacceptables, quand bien même on sait qu'elles sont arrivées et qu'on n'y peut rien changer.
Aaron dormait, le corps de son amant contre lui, comme un bienheureux... Quelques quarts de marque seulement. Ce ne fut pas le glas qui l'éveilla, pourtant. En un sursaut qui dut surprendre l'homme assoupi contre lui tout autant que lui-même, il s'était retrouvé assis dans son lit, le visage décomposé, des larmes incontrôlées sur les joues. Pas un son ne passa la barrière de ses lèvres, pourtant, alors que son coeur battait la chamade et que dans sa tête, Raïna citait seulement les noms... qu'il eût peut-être dû s'attendre à entendre, finalement. Pourtant, malgré la maladie, malgré tout ce qu'il savait, il avait rejeté en bloc l'idée de voir Aranel et Gaétan s'éteindre et les abandonner.
Cette pensée même était ridicule, et terriblement égoïste. Pourtant, il ne parvenait pas à la réprimer. Depuis combien de temps la connaissait-il ? Combien de fois s'était-il retrouvé auprès d'elle, avec Estevan, pour lui faire les compte-rendus des missions sur lesquelles ils avaient été envoyés ? Il était totalement incapable de le préciser, mais ce qu'il savait, c'est qu'il ne pouvait pas accepter que cette époque fût arrivée à son terme. Il n'était pas l'homme le plus démonstratif du monde, loin s'en faut, et peut-être que l'affection qu'il avait pu avoir pour la jeune femme était passée inaperçue aux yeux de tous. Sans doute même. Elle était réelle pourtant, même s'il n'avait sans doute jamais montré plus que le profond respect qu'il avait pour sa supérieure Héraut. Immobile, prostré, même, il n'avait plus bougé d'un pouce, respirait avec peine, et le monde autour de lui n'existait plus. Pas même son amant auprès de lui, malgré tout l'amour qu'il avait pour lui.
Raïna était dévastée, il le savait, le sentait. Elle ne prononçait pas le moindre mot, mais c'était inutile. Les mots n'avaient plus lieu d'être à présent, le glas sonnait, donnant un peu plus de corps encore à ce qu'il ressentait. La douleur des autres Hérauts et de leurs Compagnons le transperçait presque littéralement. Une main sur la poitrine, il avait la sensation pourtant fausse que son coeur était broyé, réduit en miettes, seconde après seconde, encore et encore et encore. Il n'avait pas parlé à Estevan ou quasiment pas, depuis des décades et des décades, des saisons, peut-être même, pourtant à cet instant, c'était bel et bien auprès de son ami de toujours qu'il eût cherché du réconfort... s'il s'était senti capable de se lever, et s'il avait pu ne pas ressentir son propre désespoir. Il ne le supporterait pas, il le savait. La douleur des autres le terrassait davantage encore que la sienne, pourtant bien présente, et cumulée à celle de sa moitié. Celle de celui qui avait toujours été son meilleur ami... non, il ne pouvait pas.
Il finit par se lever, pourtant, tandis que le glas retentissait encore, enfila ses vêtements sans le moindre mot, sans même un regard pour le mage qui ne devait pas comprendre grand chose - et peut-être même souffrir de l'absence de réponse de son amant - et sortit de ses appartements sans hâte. Il savait qu'il devait s'y rendre, mais n'était pas vraiment certain d'être capable de le supporter. Il savait qu'il avait un rôle à tenir, et mécaniquement, s'apprêtait plus ou moins à le faire, pourtant il ne s'en sentait pas la force. Lui qui d'ordinaire laissait peu entrevoir ses émotions, traversait les couloirs le visage ravagé, pour gagner l'extérieur, se diriger vers le Champ des Compagnons.
Et pourtant, il resta en retrait. Il n'y parvenait simplement pas. Là-bas, il avait aperçu Jal' qui quittait la scène morbide de laquelle lui-même s'approchait. Et il n'avait pas repéré Estevan. Mais à vrai dire, il n'était pas vraiment en état de rechercher réellement les visages de ceux qu'il connaissait. La peine, la douleur, la tristesse et la colère aussi, l'assaillaient de toute part bien plus puissantes que les émotions auxquelles il avait jamais été confronté, et même s'il avait bien tenté, un instant, de dresser ses boucliers, rien n'y faisait. Il ne contrôlait rien, et s'il avait séché ses larmes en quittant le Collegium, elles perlaient de plus belle aux coins de ses yeux. Il avait envie de hurler, de frapper il ne savait trop quoi et de maudire la terre entière et tous les Dieux réunis. Ca ne lui ressemblait pas, mais il ne contrôlait plus grand chose. Et Raïna était là-bas, prête à rejoindre les autres Compagnons pour rendre un dernier hommage à Gaétan. A peine avait-elle émis l'idée de venir vers lui, ne serait-ce qu'un instant, avant de rejoindre les siens, qu'il la repoussait. Son devoir, c'était d'abord l'hommage à son homologue défunt. Lui-même, il attendrait. Il ne parvenait pourtant pas à se ressaisir.
* Aaron...
- Va ma Douce, tu le dois... *
Il y eut un silence dans son esprit, alors même que le Champ n'était pas si tranquille, avant qu'elle ne reprît, à la fois désespérée de la perte qu'ils subissaient, et embarrassée, ce que son Elu ne parvenait pas à comprendre - et n'était pas sûr de parfaitement percevoir, d'ailleurs.
* Il faut que tu saches... Le nouveau Héraut du Roi est déjà nommé... C'est Alemdar de Firyngde. *
Une nouvelle fois, le silence se fit, dans sa tête autant qu'autour de lui - ou en tout cas le lui semblait-il, bien qu'il n'en fût rien en réalité. C'était trop tôt pour lui, il lui faudrait sans le moindre doute du temps pour accepter son nouveau supérieur. Et ce temps-là, il le savait bien, ils ne l'avaient pas. Fallait-il vraiment que les Dieux choisissent ce moment, pour bousculer l'ordre jusque-là établi, alors que la guerre grondait déjà un peu partout ? Lui qui avait tenté d'aider Enju à retrouver sa propre foi, qui avait vu l'image d'Aanor dans ce feu en direction d'Hardorn et s'interrogeait depuis une année, finalement, presque prêt à lui vouer le culte qu'il lui semblait qu'elle méritât - et peut-être que le fait qu'il aimât un de ses enfants jouait, sans doute même - se retrouvait prêt à maudire le panthéon entier de Velgarth, toutes ces Divinités qu'il connaissait, peut-être pas par coeur, mais au moins dans leurs grandes lignes, et qu'il respectait jusque-là, de même que tous ceux qui existaient peut-être et dont il ignorait l'existence comme c'était le cas d'Aanor jusqu'à peu, pour ces élans de cruauté envers les hommes, pauvres pantins entre leurs mains sadiques. Il regretterait peut-être ces pensées... plus tard.
Pour l'heure, les larmes s'étaient taries, à nouveau. La nouvelle avait eu l'effet d'une électrochoc, en quelque sorte, tout comme la voix de Wylan dans son esprit, et l'instant d'après, son visage se fermait comme jamais. Du revers d'une manche, il avait séché les larmes sur son visage, barricadait son coeur meurtri, refusant de continuer encore à ressentir la peine des autres qui le dévastait alors même qu'il était tout à fait conscient qu'il n'y serait pas complètement insensible, quoi qu'il arrivât, et taisait autant que possible sa propre douleur - et sa rancoeur aussi - avec le maigre succès que cette entreprise, en pareille circonstance, pouvait obtenir. Ses épaules de nouveau carrées, le dos droit, il approchait enfin, traversait les rangs des Hérauts, trop stoïque pour l'être réellement, et ses yeux rougis en témoignaient sans doute, si on s'attardait à les regarder. Mais qui en prendrait le temps, à tel moment ? Il tiendrait son rôle, donc. C'était tout ce qu'il pouvait faire. Tout ce qu'il savait faire, aussi. Mina et Wylan soutenaient Arthon, et il s'arrêta à quelques pas, prêt à remplacer la jeune femme si elle en manifestait le moindre besoin, ou à suivre la moindre directive, puisque le Capitaine Beltran prenait déjà les choses en main. Il n'agissait plus que de façon mécanique, plus avare de parole qu'il ne l'avait jamais été - c'était dire ! - et gardait le regard neutre, presque vide au fond, malgré ses paupières gonflées. Malgré ses boucliers plus ou moins bien redressés, malgré la froideur et l'insensibilité apparentes qu'il voulait laisser voir, il ne lui semblait plus être qu'un amas de douleur et de désespoir - comme quoi il n'était pas aussi mort à l'intérieur qu'il voulait bien le laisser croire à cet instant.