En entrant dans la capitale de Hardorn, Thalyana réalisa enfin quel chemin ils avaient parcouru. Pour la première fois de sa vie, elle avait quitté Valdemar, sa terre natale. Elle se sentit idiote de ne réaliser l'importance de ce voyage qu'à ce jour. Comme si sa réflexion avait été engourdie par le stress et la peur. Certes, la mission n'était pas achevée, et il y aurait encore le long chemin du retour, mais enfin, elle pouvait se considérer comme « en sécurité ».
Une autre pensée chamboula sa journée, son anniversaire approchait. D'ici quelques jours – elle n'était pas sûre du compte – elle fêterait ses dix-huit ans. Évidemment, ici, rien de spécial ne serait organisé, surtout qu'elle doutait que quiconque fut au courant. Pourtant, elle se sentait heureuse. Malgré les horreurs, la vie continuait. Enfin... pour ceux qui avaient survécu.
Elle eut une pensée pour le Héraut mort dans ses bras, par sa main.
* * *
Ils furent tous installés dans au Palais. Après des semaines à dormir à même le sol sur une mince couverture, Thalyana trouva le lit presque trop luxueux. Elle dut se faire violence pour oser s'assoir dessus, craignant de tout salir avec ses habits crottés.
Ne faisant pas partie du groupe des « diplomates », la jeune Verte eut toute la fin de journée pour se débarrasser de six mois de crasse.
Après trois bains, et une dizaine de seaux pour rincer ses cheveux, elle se sentait enfin propre.
Emmitouflée dans une robe d'intérieur prêtée pendant qu'on lavait ses affaires, elle tentait désespérément de démêler ses longs cheveux. Après presque une heure d'acharnement, elle abandonna. Il serait impossible de défaire tous les noeuds, et elle risquait au mieux de tout arracher.
L'émoi fut vif parmi les femmes du groupe des Guérisseurs, quand elle demanda qu'on lui trouve une paire de ciseaux. Finalement, l'une d'elles l'aida à couper ses cheveux.
Quand elle se releva, elle se sentait bien plus légère. Les mèches les plus longues touchaient juste ses épaules. Elle passa le reste de sa soirée à se regarder dans le miroir, incapable de se reconnaître dans cette jeune femme au teint halé, aux cheveux courts, à l'air presque adulte.
Quand Alder vint la chercher le lendemain matin, il peina à reconnaître son élève. En plus, elle n'était pas vêtue de vert, ses habits n'étant toujours pas revenus.
Il finit quand même par comprendre que non, il ne s'était pas trompé de chambre, que oui oui, elle était bien Thalyana.
Il l'emmena alors dans une petite pièce qui leur avait été allouée pour l'enseignement. Elle retrouva là d'autres élèves de différentes années, tous très étonnés d'avoir à suivre des cours même dans un pays étranger.
Finalement, les cours ses révélèrent très intéressant, bien que très différents ce que à quoi ils étaient habitués. On avait fait venir des guérisseurs locaux afin qu'ils leur enseignent des techniques.
Thalyana retrouva un peu des enseignements de son ancien mentor. A Haven, on pratiquait des soins basés avant tout sur les Dons, surtout pour les cas graves. Ici, on se débrouillait autrement. Certes, il existait partout des gens possédant le Don de Guérison, mais bien peu d'endroit en avait fait la base de leur médecine, comme à Valdemar.
A Hardorn, on comptait avant tout sur une bonne hygiène, une bonne alimentation, un traitement plus terre-à-terre de la maladie. Ainsi, le plus grand nombre pouvait apprendre à soigner, pas seulement un nombre restreint d'élus.
Thalyana se souvenait de la manière dont on avait qualifié à Haven les soins qu'elle avait appris dans son village, « primitifs mais efficaces ». Pourtant, c'était ainsi qu'on procédait ici. Quand les gens Doués sont rares, il faut faire autrement.
* * *
A la fin d'un cours, Alder la prit à part. Il voulait savoir si tout allait bien.
- Oui. Maintenant que je suis reposée, et propre, tout va bien. Haven me manque un peu mais... eh bien, nous n'allons pas rester ici indéfiniement.
Elle voyait qu'il se faisait du soucis, depuis l'épisode avec le Héraut mourant. Elle savait qu'elle avait fait le bon choix, et malgré le choc d'avoir dû donner la mort pour la première fois, elle se sentait calme quand elle y repensait.
Mais visiblement, ce n'était pas ça qui inquiétait Alder, mais plutôt son Lien pour la Vie.
- Mon Lien ? Quel Lien ? C'est la deuxième fois que vous m'en parlez, mais je ne suis pas sûre de bien comprendre. Vous croyez que nous sommes Liés ? Mais...
Thalyana se sentait un peu perdue. Elle n'avait jamais envisagé les choses sous cet angle. De fait, elle avait bien peu réfléchi à ce qui lui arrivait, prenant la chose comme elle la ressentait, c'est-à-dire tout naturellement.
Forcée à examiner son « Lien », elle repassa dans sa tête l'évolution de sa relation, enfin, si on pouvait parler de relation, quand les deux parties peinaient à être plus de trois minutes ensemble sans être dérangées.
Elle l'avait trouvé beau, avant tout, et peut-être un peu... calme et sombre. Mais surtout, il se dégageait une grande force de lui. Et comme beaucoup de jeunes filles un peu fleur bleue, Thalyana rêvait de trouver une bel homme fort pour l'aimer et la chérir.
Elle ne s'attendait pas à ce que son attirance soit réciproque, et surtout pas aussi... forte. Ils s'étaient à peine parlé quand il parut clair qu'ils étaient amoureux.
Sur le coup, Thalyana, bercée de contes romantiques, avait trouvé cela parfaitement normal. Mais, à bien y réfléchir, on ne tombait pas aussi profondément amoureux en un regard.
Surtout, ce qu'il y avait d'étrange, c'était qu'elle était incapable de se couper de lui totalement. Où qu'il soit, elle sentait sa présence, et il lui suffisait de fermer les yeux pour ressentir ce qu'il éprouvait. Normalement, malgré sa très forte Empathie réceptrice, elle parvenait à dresser des barrières suffisantes pour s'isoler. Mais cette fois, cela ne suffisait pas.
Après plusieurs minutes de silence pensif, Thalyana releva la tête vers Alder.
- Je n'avais pas compris. On parle peu de ce genre de chose là d'où je viens. Je croyais... je croyais que c'était toujours ainsi d'être amoureux, pour un empathe... Donc, en fait, je n'en sais rien. C'est à peine si nous avons eu le temps de nous parler. Regardez, moi je suis ici, avec tous les Guérisseurs, les serviteurs, les aides, et lui se trouve avec la délégation. Je crois que depuis... eh bien, depuis l'épisode avec le démon, j'ai réussi à être au maximum deux minutes seule avec lui. Pas idéal pour une conversation sérieuse. Je crois qu'avant notre retour à Haven, il me sera difficile de vous répondre.
* * * *
Après quelques jours, il fut temps de repartir. La jeune femme ne se réjouissait pas de quitter le confort du Palais pour dormir sur les routes, mais Haven lui manquait, ainsi que sa petite chambre.
Elle ne s'était guère liée avec les gens du Palais, ses cours lui prenant la majeur partie du temps, elle ne regretterait donc personne. Et sur les routes, elle aurait enfin l'occasion de voir Kalaïd autrement que par l'esprit.
Certes, ils s'étaient rencontré un soir dans les jardins pour discuter, ou plus simplement se voir, mais à part cette petite parenthèse, elle ne l'avait guère vu.
Elle refit donc soigneusement son paquetage, remit ses habits de voyage lavés et reprisés, et attendit le signal du départ, juchée sur Paquerette, la gentille jument qu'on lui avait prêtée.
Le retour à Haven se déroula sans encombre. Mais la peur planait parfois dans l'air, quand, traversant un village, on entendait des rumeurs parlant de démons. Personne ne s'était vraiment encore remis de sa rencontre avec l'immonde créature.
Thalyana pouvait voir les soldats tripoter leurs cicatrices avec inquiétude, voir les gratter avec insistance quand la menace semblait se rapprocher.
On fit donc distribuer des litres de baume calmant. Les Guérisseurs voulaient éviter à tout prix que des plaies presque guéries, ou même refermées se remettent à saigner, et risquent de s'infecter, à cause de la nervosité ambiante.
Finalement, après un mois de voyage, les portes de la ville étaient en vue, et une délégation les attendaient de pied ferme pour avoir des nouvelles fraîches à porter au Palais dès qu'ils auraient franchi les limites de la ville.
Thalyana lança un regard inquiet en direction de Kalaïd. Comment allaient-ils gérer leur relation, quand chacun retournerait à ses occupations habituelles ?