Au moment où elle toucha Riannon, celle-ci se mit à hurler. Encore et encore. Comme si la glace elle-même criait sa haine. Puis, tout devint blanc, de ce blanc douloureux qui s’incrustait durablement sur la rétine, et qui effaçait le monde. Pluiechantante, totalement découverte, nue, ne put que laisser la douleur la traverser. Elle crispa davantage la main qui tenait Riannon, par réflexe plus que par volonté de la retenir encore. Puis petit à petit, la pièce réapparut.
La Kestra’chern avait l’impression de s’attaquer à un roc, une montagne de glace. Mais ne disait-on pas que la foi pouvait les mouvoir? Elle se jetait à cœur perdu dans la bataille, sans retenir ses coups. Elle n’écoutait pas son corps, qui s’épuisait à fournir à son esprit les ressources nécessaires à cette lutte. Elle n’était plus qu’une lame d’émotions aiguisée par la fierté, la fureur, la certitude. Elle avait dit à Liane qu’elle ne se battait jamais, qu’elle se contentait de maîtriser l’adversaire pour l’empêcher de lui faire du mal. Et pourtant, en cet instant, elle attaquait férocement l’être de glace.
Mentalement, elle chantonnait la berceuse de son enfance. Elle ne savait pas si elle s’était mise à chanter car elle avait entendu cette mélodie, ou si la musique venait d’elle dès le départ. Elle aurait dû y penser plus tôt. Riannon était Barde, si quelque chose pouvait l’atteindre, c’était bien la musique. C’était une chanson qui évoquait le bruit des vagues, l’odeur de la mer, la forme des nuages, la chaleur des pierres. Fermant les yeux, Pluiechantante visualisa son pays, sa ville. Elle sentait l’odeur du sel, le soleil chaud sur son visage.
Il lui semblait maintenant qu’une faille était apparue dans la glace. Elle la sentait plus qu’elle ne la voyait. Mais oui… elle voyait Riannon rassembler son courage, essayer de se battre avec elle. La voix de Pluiechantante se fit plus ferme alors qu’elle recommençait inlassablement la petite berceuse. Elle entendait, comme un écho, la petite voix de Liane derrière la sienne. L’imaginait-elle?
Soudain, Riannon s’accrocha à elle de toutes ses forces. Pluiechantante, affaiblie par sa lutte, mit quelques instants à retrouver son équilibre, puis à reprendre une position stable, confortable. Heureusement, la Barde ne pesait presque rien, et la Kestra’chern aurait pu la porter dans ses bras. Puis, enfin, Riannon pleura, et étrangement, les larmes de Pluiechantante s’arrêtèrent de couler. Elle la serra doucement contre elle.
Le mur maintenant se fendillait. Riannon tentait de sortir, de s’évader. Mais la glace n’était pas prête à la laisser partir, et s’attaqua à Pluiechantante, totalement vulnérable sans ses boucliers. Elle sentit des lianes s’enrouler autour de ses jambes, de ses bras, des lianes couvertes de piquant acérés, des lianes glacées, des lianes apportant avec elle le froid de la mort.
Pluiechantante empêcha la femme de partir, alors que celle-ci cherchait à fuir pour tenter vainement de la protéger. Il était hors de question qu’elles reculent maintenant. Chantant toujours, elle s’efforça de faire fondre ce qui l’attaquait. Elle souffrait, son corps était épuisé, mais elle ne renoncerait pas.
Soudain, Liane fut là. Elle parla… quelle langue était-ce donc? Elle donna sa force à Pluiechantante, son immense soif de vie. Puis sa présence disparut. Riannon aussi sembla reprendre courage. La Kestra’chern la vit passer un bras à travers la glace, elle sentit le cœur de la Barde se tendre vers elle. Elle l’attrapa, le tenant aussi fermement que qu’elle serrait le corps de cette femme.
Puis, une voix faible l’appela à l’aide.
Pluiechantante se déchaîna alors, cherchant à agrandir encore et encore l’ouverture, pour délivrer Riannon. Soudain, elle se sentit chuter, et le sol dur rencontra ses genoux. En tombant, elle entraîna l’autre femme, mais elle l’empêcha cependant de se blesser en la soutenant totalement.
La glace profitait maintenant de sa faiblesse pour l’entraver dans sa lutte. Non… elle avait encore de la force. Elle avait de l’énergie… Elle ne pouvait échouer. Elle n’avait pas le droit…
« Dame, prête-moi ta force! » hurla-t-elle.
Penser à la Déesse ramena le calme dans son cœur. Certes, elle était épuisée, le combat était éprouvant. Mais elle y arriverait. Elle le savait. Elle sentait à nouveau sa douce chaleur intérieur, cette petite flamme qui jamais ne s’éteignait. Elle la voyait, brillant clairement devant ses yeux. Elle la nourrit de tout ce qui était doux en ce monde, le rire de Liane, l’odeur de la pluie, la sensation de l’herbe sous les pieds, le goût du miel, les étoiles infinies piquetant le ciel. Elle se sentit à nouveau forte et inclut Riannon dans la lumière de sa flamme.
Elle cligna soudain des yeux, revenant à la réalité. Elle était assise sur l'épais tapis, devant le fauteuil de la Barde. Elle sentait dans sa chair les blessures mentales qu'elle avait reçu. Doucement, elle leva la main et caressa lentement les cheveux de Riannon, chantonnant toujours légèrement.
D'une main sûre et rassurante, elle lui prit le visage entre les mains, la regardant droit dans les yeux. Riannon, si pâle, en larme, défaite, meurtrie...
« Je suis là. » Quelle langue avait-elle donc parlé? Elle n’en était plus certaine maintenant.
Puis elle fit ce que tout Kestra’chern dans sa situation ferait, elle l’embrassa doucement sur les lèvres. C’était un baiser doux, tendre, généreux. Un baiser dont la durée exacte ne pouvait être estimée tant l’importance du moment le rendait éternel. Un baiser d’amour, de compréhension, de réconciliation. Mais un baiser dénué de toute charge sexuel. C’était le baiser du soigneur à son patient. Avec ce baiser, ce contact si intime, Pluiechantante laissa jaillir hors d'elle tout ce qui la rendait vivante, tout ce qui donnait pour elle à la vie son inestimable valeur.