Le lieutenant emmagasinait les informations concernant son supérieur.
« Je me doutais bien qu'il suffisait de le bloquer dans son sens du devoir, en faisant en sorte qu'il se sente obligé de consommer le liquide qu'on lui amène. Je pense que ma prochaine solde passera dans une bonne bouteille alors, si vous en avez à me conseiller, vu que j'ai l'impression que la solde du moment passera dans les poches de ce tavernier. »
D'un geste de la main, il réclama de nouveaux le remplissage des verres.
« Beltran a en effet cette force dans la gestion des hommes. Il a une vision de l'armée et de l'honneur qui doit parfois être compliqué à vivre, même pour lui, mais qui lui donne ce pouvoir sur les troupes, et le respect des instances dirigeantes. »
Il n'y avait nul flagornerie, ou tentative de cirage de pompe de la part du lieutenant. Non il pensait réellement ce qu'il disait, et ce depuis le premier jour où il avait rencontré Beltran.
« Vous n’êtes peut être qu'un baroudeur, mais je ne suis qu'un mercenaire. Je n'ai pas la vision ou l’entraînement du soldat comme Beltran, ni même la précision et la force de Kalaïd, mais je fais ce pour quoi je suis doué : protéger ceux qu'on me paye pour protéger. Sans Beltran et Kalaïd, si je me trouvais parmi les seuls officiers de l'armée, croyez-moi, Valdemar irait droit à sa perte »
Il éclata de rire. Oui il le savait, il était aimé des hommes, et respecté, car il avait une « réputation ». Qu'on savait d'où il venait, ce qu'il avait fait, et qu'il restait ce personnage atypique et proche d'eux. Il n'était pas issu de la noblesse, n'avait pas reçu une éducation dispensé par les plus grands (même si Aed avait vérifié qu'il ait les bases), il était un peu brut de décoffrage. Mais il faisait son job et il le faisait bien.
« Mais tu.. Pardon.. La bière me fait oublier les convenances. Vous avez raison, sur un point : savoir qu'ils ont quelque chose à perdre, fait d'eux des êtres humains pour les hommes. Les soldats que nous allons envoyer là-bas, beaucoup ne reviendront pas, et beaucoup sont trop jeune pour même savoir ce que cela signifie réellement. Un homme comme moi, ou même vous à ce que je peux en déduire, nous connaissons les risques... Mais les gosses que nous formons... Voir que leurs officiers aussi ont quelque chose à perdre, cela les rapproche, ils se sentent égaux, cela leur donne une raison de se battre avec eux, de se battre pour eux. Et mieux vaut au combat avoir un camarade prêt à vous sauver la vie quitte à perdre la sienne, plutôt qu'une personne qui vous tournera le dos à la première occasion. Pour ma part j'ai toujours été sûr que le capitaine avait quelque chose d'humain. Je l'ai su la première fois que je l'ai rencontré. Et les fois suivantes, quand a chaque rapport calamiteux que je lui portais, il était secoué d'un profond soupir. »
Fitz souriait franchement au souvenir de la tête du capitaine quand Fitz rentrait de patrouille pour lui faire son rapport sur les cadavres qui marchent, les morts qui lui parlent, et autres joyeusetés dont Fitz avait le secret. Il se demandait d'ailleurs si ce n'était pas une des raisons qui faisait que le lieutenant n'avait pas été envoyé à l'extérieur de la ville depuis un moment.
Par contre quand Wylan aborda l'enfance de Beltran, le lieutenant faillit s'étouffer, laissant la bière passer par un conduit où elle n'était pas censé passer.
« J'avoue avoir pensé un moment, qu'il avait été élevé dans un corps de garde, né déjà adulte, donnant déjà des ordres à sa nourrice sur la façon de le langer correctement. Mais la révélation sur le petit garçon mignon aux boucles blondes me laisse rêveur. Par contre si vous avez un truc pour que je puisse garder mon sérieux la prochaine fois que je le rencontre ca pourrait être sympa. Soyons franc, un lieutenant hilare pendant que son chef donne des ordres, ca manque de sérieux au sein de l'armée ! »
Par contre Fitz mit un moment à comprendre sa dernière phrase.
« Ha Kyra, je suppose que c'est votre compagnon ? J'avoue avoir tendance à oublier que les hérauts sont rarement seuls ! Et je me demandais bien de qui vous pouviez parler ! »
Pourtant il les croisait de plus en plus, et tous les jours, il les connaissait, recevait des ordres, mais rien à faire, Fitz oubliait toujours l'omniprésence de cette dualité chez ces hommes et ces femmes qu'il croisait.
*Déjà que j'ai du mal à être seul dans ma tête, je n'imagine même pas si je devais en avoir un deuxième avec moi*
« Je me suis toujours posé une question à ce sujet, si vous pouvez éclairer ma lanterne, et bien sur si vous le désirez. Le caractère de vos compagnons, est-il équivalent à celui du héraut, ou les deux entités peuvent-elles être diamétralement opposées ? Parc que, déjà être d'accord avec soit même n'est pas chose aisée, mais être en accord avec une personne différente, je n'imagine même pas ! »
Quand aux autres hérauts... Fitz en avait maintenant quelques un sous son aile en tant que professeur, et il est vrai que leur jeunesse et leur inexpérience étaient criantes. Même si beaucoup avaient déjà vu des choses qu'ils n'auraient jamais du voir à leurs âges, cela n’empêchait qu'il imaginait mal une Irmingarde au combat ou derrière les lignes ennemis par exemple.
« Bha, je suis moi même cantonné au rôle de professeur à l'heure qu'il est, et même si je ne suis pas un héraut, j'éspère que je ne vous donne pas l'impression d'être un impotent ! »
Adressant à son interlocuteur un grand sourire, il décida de prendre une gorgée de bière supplémentaire, avant que la dernière révélation de Wylan ne le laisse un instant songeur.
« Rhooo vraiment ? Je dirai à Kalaïd de vous rendre sa femme enceinte alors ! »
Il éclata de rire. D'un rire franc et simple. L'avantage de Fitz c'est qu'il n'avait jamais d'arrière pensée. Jamais de plan, ou de chose qu'il prévoyait. Les choses se passaient et c'est tout. C'est pour ca qu'il faisait un excellent mercenaire, un très bon soldat, mais qu'il serait un exécrable chef. Sa tactique principale consistant à : Tant qu'on est en vie, continuons d'avancer, on aura le temps de se reposer, quand on ne sera plus capable de le faire !
« Mais vous me voyez désolé de vous avoir pris les mains de Feuille, réellement, mais je vous remercie pour le compliment en terme de goût. Tout cela n'était pas vraiment prévu, et je ne pensais pas que cela prendrait une telle ampleur. Mais si vous le voulez pour me faire pardonner, je peux venir faire aérer votre chambre quand vous êtes absent, au moins je chasserai cette odeur de renfermé ! »
Il adressa un clin d'oeil à Wylan avant de reprendre un peu plus grave.
« Enfin si vous avez déjà côtoyé Feuille, vous devez savoir que la jeune femme n'en fait toujours qu'à sa tête. Ce qu'il se passe entre elle et moi... C'est quelque chose d'étrange, qu'un mercenaire comme moi aurait aimé évité. Vous savez sûrement ce que c'est. J'ai évité les relations longues, et les relations tout court d'ailleurs, une bonne partie de ma vie. J'ai trop souvent du aller voir des femmes pour leur annoncer que leurs hommes ne reviendraient pas au bercail, que je refusai d'imposer ça à quelqu'un. Et pourtant aujourd'hui je l'accepte. La vie est parfois bien plus compliqué qu'il n'y paraît. »
D'une traite il vida le fond de sa choppe, aussitôt rempli par le tavernier, qui avait bien compris que ces deux hommes feraient le bonheur de son établissement pour la nuit tout du moins.
« Mais une idée folle me traverse l'esprit. Vous connaissez la jeune femme, et elle s'est mise en tête de nous accompagner quoiqu'il arrive au front lorsque le temps sera venu. Et je vais vous avouer que pour la première fois de ma vie, j'ai peur pour quelqu'un. Pensez-vous que vous auriez assez de poids auprès d'elle pour la convaincre de renoncer à ce projet ? Pour ma part je suis incapable de lui résister bien longtemps, et la plupart de nos conversations finissent.... Enfin... Plus vite que prévus»