Et si... on avait trouvé une fiancée à Alemdar ?
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Katarinella TaghiyevVêtue d’une robe à la dernière mode, coupée dans un riche tissu bleu – qui mettait en valeur ses yeux, d’après sa sœur – aux broderies d’argent, escortée par son père et son frère – comme une grande dame, toujours d’après Gabrillyne – à travers les couloirs du palais royal, Katarinella… bouillait de colère. Elle s’efforçait de le cacher derrière un sourire neutre et poli (le genre de sourire qu’on attendait d’une gentille jeune fille de bonne famille), de se calmer en tapotant du bout des doigts le tissu satiné de ses jupes, mais elle ne pouvait pas abandonner ses récriminations mentales. C’aurait été un coup à ce que la colère s’en aille et soit remplacée par d'autres sentiments dont elle ne voulait pas.
La fierté de sa sœur qui l’avait aidée à se préparer un peu plus tôt la laissait froide, mais la jubilation évidente de son père lui donnait envie de hurler. Tout ça était absurde. Ridicule. Charlandor Taghiyev avait tout pour être heureux. Il avait hérité de l’affaire florissante de son père, l’avait développée, y avait associé Samifael, son fils unique, et l’avait encore faite prospérer au point de devenir si riche qu’il servait de banquier à une bonne partie de la capitale. Et des courtisans. Il avait ses entrées à la cour, il fréquentait les plus hautes strates de la société… mais ce n’était pas encore assez. Il voulait la seule chose qu’il ne pouvait pas avoir : la noblesse. Même s’il profitait de son veuvage pour se remarier et épouser une femme au sang bleu, il n’y gagnerait aucune particule ; sa femme prendrait son nom et son statut social. Alors, il avait trouvé autre chose. Sa fille aînée, Gabrillyne, était déjà mariée – avec un ancien rival qui était donc devenu un associé – mais il lui restait sa benjamine. Elle. Et de quoi la doter plus que confortablement.
Et elle avait envie de hurler qu’elle n’avait aucune envie de se marier. Qu’il s’agisse d’un bâtard de roi, d’un simple artisan ou d’un prince héritier. Elle avait envie de hurler que son mariage ne changerait strictement rien. Que les nobles le regarderaient toujours de haut, lui, simple bourgeois ayant fait fortune, qu’ils continueraient à rechercher ses faveurs avec une politesse obséquieuse dans l’espoir d’obtenir les couronnes dont ils avaient besoin, tout en médisant derrière son dos comme les serpents qu’ils étaient tous. Elle avait envie de hurler qu’il était hors de question qu’elle se laisse enchaîner par un homme uniquement intéressé par sa dot et par les gamins qu’elle allait lui pondre, enfermée à vie dans ce nid de vipères qu’était le palais, juste pour que son père puisse se vanter d’avoir des petits enfants nobles.
Elle avait envie de hurler, mais les doigts de Charlandor sur son avant-bras, serrés si fort qu’ils lui engourdissaient la main, lui rappelaient de garder son calme. Si elle faisait un esclandre, son exclusion du palais ne serait pas son principal problème.
« Le fils aîné du roi. Tous ces nobles imbus d’eux-mêmes et toutes les filles à marier vont être verts de jalousie ! » répétait son père à voix basse comme un mantra tandis qu’ils arrivaient aux appartements privés de la famille royale.
Samifael, les abandonna à l’entrée puisque, contrairement à son père et à sa sœur, il n’avait pas été invité, et Katy dut déglutir pour se forcer à continuer.
Elle avait envie de s’enfuir. De tourner les talons et de quitter à la fois ces horribles couloirs et cette toilette extravagante dans laquelle elle se sentait engoncée. Elle avait envie de retrouver le confort simple de ses tenues de tous les jours et de la maison… Enfin, surtout, des parties privées de la maison ; les pièces publiques, elles, étaient décorées avec presque autant d'ostentation que le palais. Et même mieux : elle avait surtout envie de revêtir une de ses robes élimées et mille fois rapiécées qu’elle enfilait pour se rendre dans les bas quartiers en compagnie de Marinsley. Son ancienne gouvernante, promue dame de compagnie et chaperon, connaissait les quartiers mal famés de la capitale comme sa poche pour y avoir elle-même vécu après la mort de son mari, et elle semblait toujours savoir où on avait besoin d’aide. Les heures qu’elle avait passées à essayer de soigner ou de soulager ceux qui en avaient besoin – alors que son père pensait qu’elle visitait les boutiques – valaient mille fois toute la fatigue qui lui tombait dessus quand elle rentrait chez elle. Et un million de fois tout le temps qu’elle pouvait passer au palais.
Malheureusement, là, elle y était au palais. Et elle arrivait devant la porte fatidique.
« Ne me fais pas honte, » gronda Charlandor, à voix basse, avant de frapper au battant.
Elle déglutit une nouvelle fois mais serra son poing libre pour raffermir sa volonté. Non, elle n’allait pas lui faire honte. Du moins, pas au point de le mettre en rage, espérait-elle. Elle devait la jouer fine. Se montrer suffisamment désagréable pour que l’homme qui attendait de l’autre côté renonce au mariage – et à sa dot – mais pas au point qu’il vire son père de la cour. Parce que là, elle serait très mal.
« Messire Alemdar, salua le banquier en pénétrant dans la pièce, avant de s’incliner.
C’est un véritable honneur de vous voir vous intéresser à notre humble famille. Je vous présente ma fille cadette, Katarinella. »Il lui lâcha enfin le bras, laissant la marque de ses doigts sur sa peau, et elle s’inclina à son tour, avec beaucoup plus de raideur qu’elle ne l’aurait dû.
« Je vous laisse faire connaissance, » conclut Charlandor, sans pouvoir masquer complètement le plaisir dans sa voix, en retournant vers la porte.
Le battant se referma derrière lui dans un bruit sec qui fit frissonner Katy. Elle était prise au piège. Impossible de fuir. Et quand on ne pouvait pas fuir, il ne restait plus qu’à se battre. Elle croisa les bras dans un geste inconscient de défense.
« Messire, » salua-t-elle à son tour, en s’efforçant de garder un ton parfaitement neutre.