"Irmingarde !"
Autant qu’elle se souvienne, jamais l’appel de son prénom n’a été accompagné d’un « vient ici s’il te plait ».
On hurle son prénom, et il vaut mieux qu’elle arrive, et vite.
Mina accélère le pas vers la cuisine, d’où son Père hurle.
Il l’y attend, la toisant de toute sa hauteur. Avec lui, la Première Epouse, Jeyne. Et le cousin de celle-ci, Yakob. Elle n’arrête pas de le croiser dans le coin, ces derniers temps. Il est venu aider pour de très gros travaux que même ses frères ne peuvent faire seuls.
Il lui arrive qu’on la prête, comme un objet, à une autre Famille, contre un service. Ce n’est jamais bien glorieux. Elle suppose que c’est pour ça qu’on la met en présence d’un étranger à sa Famille. Un échange de bons procédés.
« Tu reconnais Yakob, le cousin de Jeyne ? »
« Oui »
« Il a besoin d’une Epouse Secondaire. »
En quoi ça la concerne ? Il a besoin qu’elle aille attraper sa prochaine femme à la corde ?
Elle ne répond rien, attendant qu’on lui dise en quoi elle peut être utile.
Le silence s’épaissit, et elle ose lever les yeux. Yakob n’est pas bien grand, et elle le voit clairement le reluquer des pieds à la tête, comme une bête de foire.
Une sueur froide lui coule dans le dos.
« Elle est vraiment jolie, sa mère devait l’être aussi, Kouvrat. » lâche-t-il.
Le Père de Mina a une expression sévère, mais Yakob se permet de lui tenir tête :
« Pas de ça avec moi Kouvrat, si je la prend, je te rendrai un fier service non ? »
« Parce que ça ne t’en rendrai pas un, à toi ? »
« Je reconnais que ta bâtarde sera agréable à avoir dans mon lit »
Et Mina comprend soudain le sens de cette entrevue. Elle vacille.
Jeyne a alors pour elle, peut-être, le premier geste affectueux depuis son arrivée ici. Elle pose doucement ses mains sur ses épaules et la guide vers une chaise et lui enjoint de s’assoir lentement.
« Tu as compris de quoi il s’agit, Irmingarde. La Déesse a eu pitié de toi et de ta condition en la personne de Yakob. Il accepte de te prendre comme Epouse Secondaire. Vu ton statut, et ton âge, tu as beaucoup de chance. Remercie ton père, et remercie ton futur mari. »
« Non. »
Sa propre opposition la surprend.
Son père lui retourne un regard furieux. Mina se tasse sur sa chaise. Les hommes l’intimident, mais son père la terrorise. C’est la première fois de sa vie qu’elle dit non.
Jeyne la défend :
« Kouvrat, laisse-moi voir avec elle, elle n’a pas compris, je pense, il faut dire qu’elle ne devait pas s’y attendre. C’est bien ça Irmingarde ? »
« Non. Je refuse d’épouser Yakob. »
Sa voix résonne dans la cuisine. Ca aussi c’est une première. D’ordinaire, sa voix ne porte jamais plus haut qu’un murmure. Sauf quand on la bat. Et encore, ça fait longtemps qu’elle a appris à encaisser en silence, pour ne pas énerver encore plus son père, ou ses frères.
« Yakob, revient demain, j’aurai réglé ce malentendu » annonce Kouvrat.
« N’y pas pas trop fort » exige le potentiel fiancé. « J’ai quand même envie qu’elle ressemble à quelque chose. Et je sais me faire obéir de mes femmes, même les plus… indociles. »
Il s’en va en regardant Mina avec concupiscence.
C’est nouveau, cette révolte, chez elle, qui lui donne envie de lui cracher dessus. Et ça l’occupe trop pour qu’elle voie arriver la gifle tonitruante de son père. Sa tête bascule en arrière et cogne contre la chaise. Elle est presque assommée.
« Ose encore me dire non, et me ridiculiser, et tu vas le regretter. »
Jeyne tire sur ses cheveux et tout son cuir chevelu s’enflamme de douleur.
« Ton Père, à qui tu dois tout, qui accepte de te loger et te nourrir alors tu n’es rien, est encore assez bon pour envisager te placer comme Epouse, et toi, tu dis… non ?! »
Ca fait des années que Mina s’est faite à l’idée d’un avenir morbide, mais célibataire. Et elle a beau être ici moins que rien, elle sait au fond qu’elle n’a pas la plus mauvaise part. Quand elle voit ses Mères, quand elle voit ses sœurs… Elle préfère de loin être corvéable à merci, et surtout, libre d’une certaine façon.
Parfois, elle a imaginé s’enfuir, mais jamais longtemps, tant elle ignore comment est le monde en dehors d’ici. Ce que peut lui raconter son ami Kun’ lui parait si lointain…
« Etre Epouse est un privilège auquel ta naissance ne t’a pas donné droit ! Et tu le refuses ? » glapit Jeyne.
« Tu vas épouser Yakob, Irmingarde », l’avertit son Père. « Tu vas l’épouser dans deux jours, et faire ce qu’il te dit, et tu arrêteras d’être un poids pour moi »
« Non ! »
Nouvelle gifle qui la fait tomber au sol. Sa mâchoire a failli se déboiter et elle s’est mordu la langue.
« Je te l’ordonne ! » hurle son Père.
« Vous m’y obligerez pas. Je crierai tout le long, au Temple, si vous osez. Devant toutes les autres Familles ! »
Sa respiration se coupe sous la violence du coup de pied qu’elle reçoit en plein ventre. Mina crache du sang sur le sol immaculé de la cuisine, et Jeyne lui écrasa la main par vengeance.
Sans trop réfléchir, Mina rampe en grognant de douleur et se lève. La bouche en sang, les cheveux en pagaille, le regard plein de colère, elle fait peur à Jeyne, qui recule. Kouvrat, lui, ne la craint pas. Il est tout puissant, il le sait.
« Kouvrat, il faut appeler les Anciens. »
« Non, appelle Athestam. »
Les yeux de Mina s’arrondissent de frayeur.
Son Père la terrorise, mais son frère… Il y a quelque chose d’autre de pire en lui. Avec l’autorisation formelle de son Père, il n’aura aucune limite. Aucune.