Arthon n'avait pas l'intention de faire plus qu'énoncer la vérité à Isabeau mais il s'apperçut bien vite que ses propos avaient un effet positif sur la jeune femme. Il avait tendance à oublier que les jeunes femmes, surtout d'ascendance noble et même indépendantes, avaient souvent à se battre plus que les hommes pour qu'on reconnaisse leurs talents. Loin d'être une flèche à l'épée (logique...), Isabeau devait en plus se défendre devant les commentaires peu joyeux concernant ses chances de survie sur le champs de bataille. Mais il ne fallait pas qu'elle oublie que le Conseil n'était pas composé (que) d'imbéciles sans coeur et sans sens tactiques, et qu'elle avait le Collegium pour la protéger autant que pour l'envoyer au casse-pipe.
"Si ça peut te rassurer, j'ai voix au Chapitre quant à ceux qu'on envoie en mission, et aucun Héraut au Conseil ne te laissera être affectée à un poste ne correspondant pas à tes capacités."
Ils étaient tous les deux bien conscients qu'il n'avait pas dit un poste non dangereux. Juste un poste où elle avait de bonnes chances de survie avec ses capacités personnelles, nuance. Et il fallait qu'Arthon s'avoue à lui-même qu'il aurait préféré être avec ses compagnons plutôt que cloîtré au Palais, en "sécurité". Le temps de partir au front approchait, cependant, et maintenant qu'il y avait deux héritiers, dont un quasi-certain d'être Elu quand il grandirait, personne ne pourrait refuser au Roi de se montrer à la frontière et prendre part aux combats. Même pas Beltran - et pourtant il hurlerait.
"Et je sais bien que tu fais de ton mieux. Personne ne met ça en doute, au contraire." conclut Arthon avec sincérité. "Mais... je suis sûr que la technique du gratte-papier peut être mortel pour certains d'entre nous. On devrait peut-être l'enseigner aux premières années..." fit-il avec un demi-sourire en coin.
Ryis souffla et Arthon eut la claire image de son Compagnon assis à une table en train d'essayer d'écrire avec ses sabots. Son Lié avait une imagination débordante, assez en tout cas pour que l'image soit plutôt réaliste. Arthon faillit s'étrangler de rire sur la fin de son gâteau.
"Ou aux Compagnons. Ryis est persuadé qu'il y arriverait..." dénonça-t-il avant que Ryis ne se venge en lui donnant un grand coup de museau dans le bas du dos.
Adrian eut un regard inquiet pour son père, mais Arthon reprit son équilibre sans problème et retourna au nettoyage de Compagnon. Le gamin l'imita et reprit son bavardage avec Rinnerl sans porter plus attention aux adultes.
Adultes qui n'arrivaient pas à s'empêcher de tout gâcher en abordant des sujets trop sérieux. Arthon attendit l'avis d'Isabeau avec interêt. Il avait toujours su que lui devrait épouser la femme qui lui rapporterait la stabilité à Haven. C'était son devoir, et le fait qu'elle soit ou non Héraut importait peu devant les exigences de la politique. Et puis les Dieux avaient décidé de rire un coup, et ils lui avaient donné un Lien pour la Vie non seulement avec une femme qui n'aurait jamais été sur la liste du Conseil car fille aînée des pires anti-Hérauts, mais en plus qui était dix fois trop jeune pour lui, et finalement Héraut liée à un Compagnon mort... qui n'était plus mort. Les Dieux avaient un drôle de sens de l'humour. Pour autant, Arthon n'avait pas de regrets. Alors c'est avec un intérêt tout amical et ouvert d'esprit qu'il s'enquit de la position d'Isabeau. C'était une jeune femme rationnelle et réfléchie. Sa réponse fut franche et honnête, ce qu'apprécia Arthon.
"Tant que tu arrives à tout gérer... N'hésite pas à demander conseil à tes amis ou à d'autres Hérauts. Le Collegium est aussi là pour ce genre de choses, même si je n'arrive pas à me rappeler la dernière qu'un Héraut non-royal s'est marié, à part Saskia. Et là deux d'un coup..." plaisanta-t-il. "Mais... puis-je te poser une question indiscrète...? Arrête moi si je me trompe mais... Je n'ai pas l'impression que ce soit un Lien pour la Vie, n'est-ce pas? Alors pourquoi t'engager et ... disons ça poliment, refuser la liberté habituelle des Hérauts?" Il précisa: "Ce n'est pas un jugement, c'est juste que j'ai toujours trouvé la vie au Collegium tellement loin des obligations maritales qu'on m'imposait que j'ai du mal à comprendre qu'on y renonce volontairement." Il secoua la tête, d'un air gêné: "Et là tu vas me prendre pour un coureur de jupons invétéré. Et bien au risque de te décevoir, même pas."
Isabeau osait elle aussi quelques questions indiscrètes. Une seconde, le mensonge habituel "oui oui je gère bien" effleura les lèvres d'Arthon. Puis il regarda le petit bout de jeune femme qui servait d'amie à sa femme et à lui. Il ravala les mots traitres et répondit sérieusement:
"Je tiens. Sans Aranel et Saskia, et sans les Hérauts qui me soutiennent au Conseil, je crois que je n'aurais pas eu les épaules de ... supporter tout ça. Avec Beltran au front, malgré la présence du maréchal et de bons stratèges, il me manque quelqu'un pour fracasser quelques crânes pendant les Conseils. La santé d'Aranel me préoccupe énormément et elle refuse de se reposer. Pour tout avouer, je n'ai pas le temps de me reposer non plus. Sans ma famille, je ne m'autoriserais sans doute pas à quitter mon bureau pendant des décades... Nous ne voulons pas affoler les foules mais la situation est mauvaise. Très mauvaise. Nous attendons le retour des troupes d'ici peu, mais les rapports sont horribles. Alors quand je peux voler quelques instants auprès des gens que j'aime, c'est une vraie bouffée d'air frais."
Il soupira:
"Même si... Regarde Adrian. Les Compagnons l'adorent. Il est tellement heureux quand nous venons aux Champs. Il est quasi certain qu'il sera Elu, à moins qu'il change radicalement d'ici quelques années. Il est mon Héritier. Pas de mon sang mais fils de mon coeur. Et pourtant les rumeurs le changent en monstre, les serviteurs parlent... et ce sont les plus gentils. La Cour parle, la ville parle. Jamais Valdemar n'a eu de roi Modifié... Mais c'est mon aîné. Je ne sais pas si je ne devrais pas faire de Kelian mon héritier, pour protéger Adrian. Tu en penses quoi?" demanda-t-il soudainement.