3ème jour de la 2ème décade d'automne 1485
Le vent tiède balaye la sépulture et bouscule les pétales de fleurs qui s’enfuient et viennent se faufiler entre les pieds de Joshua, en train de se recueillir devant l’épitaphe. L’air est encore imprégné de l’odeur de l’été, des arbres aux branches lourdes de fruits, du raisin en train de mûrir, du foin que l’on engrange pour faire passer l’hiver au bétail. Tant de senteurs chargées de sensations pour l’ancien petit garçon du domaine. Mais en ce jour Joshua a bien d’autres préoccupations.
L’héritier Brolin ne verse pas une larme devant la tombe neuve, et pourtant… Pourtant la disparition soudaine de son père laisse un étrange goût dans sa bouche. Jamais Joshua n’aurait cru ressentir un tel choc en apprenant le décès de son père. Avec lui c’est toute une partie de la vie de Joshua qui disparait. Des souvenirs, des enseignements et un statut… Car Joshua est à présent officiellement le seigneur de Omen’s Reach. C’est à présent à lui de s’occuper du domaine, toutes les responsabilités lui reviennent désormais. La première sera de s’occuper des vendanges de cette année, dont on sent déjà dans l’effervescence du domaine qu’elles sont imminentes. Une fête qui depuis toujours est la plus grande réjouissance de la famille Brolin. Elle l’est pour Matthew, l’a été pour Joshua et le fut tout autant pour son père. Ce dernier n’aura même pas eu le plaisir d’assister à la récolte de cette année, qui s’annonce tout à fait fructueuse et prédit de nouveau un cru parfait. Il s’en est allé précocement, terrassé par son cœur devenu fragile ces dernières années, bien que Miral Brolin ait tenté de le dissimuler. Il n’est pas non plus là pour assister à la naissance du troisième enfant de Joshua.
Car si Joshua est venu se recueillir là, ce n’est pas un hasard. Le château est en effervescence à cette heure. Le personnel s’agite comme une fourmilière, certain pour préparer les vendanges imminentes, d’autres pour palier aux besoins de Lucinda dont les cris s’élèvent tandis qu’elle souffre de donner la vie à l’enfant qu’elle porte depuis de longs mois. Joshua n’en pouvait plus, il lui était impossible de travailler dans ces conditions, il a été contraint de fuir vers un lieu calme. Les affaires du domaine peuvent bien attendre quelques marques supplémentaires.
Joshua ne revient d’ailleurs pas immédiatement au château. Il prend le temps de parcourir un peu les vignes dont les branches pendent sous le poids des grappes de raisin gorgées de soleil et de sucre, anticipant avec plaisir ce cru qu’elles donneront. Il sait que la naissance prendra encore du temps et il refuse d’attendre nerveusement et oisivement à l’intérieur que tout soit terminé. Tout comme quelques années auparavant, pour la naissance de Dagon, Joshua ne peut s’empêcher de penser à la venue au monde de son premier enfant. Le spectre de la mort de Kate plane. Car alors que son père a été enterré à peine une décade auparavant, l’esprit de Joshua est en cet instant occupé autant par la mort que par la vie. Il redoute à tout instant qu’on lui annonce une mauvaise nouvelle concernant Lucinda ou l’enfant, ou pire : les deux. Il n’a pas la moindre envie de vivre un nouveau deuil.
Vient finalement un moment où Joshua ne peut plus repousser son retour. Il espère d’ailleurs que le dénouement n’est plus loin. Lorsqu’il rentre, on lui apprend que tout se passe bien, aux dernières nouvelles. De fait une servante vient bientôt le trouver : l’enfant est né et Lucinda le demande. Joshua répond aussitôt à l’appel et rejoint sa femme, désormais la mère de deux de ses enfants. La femme qu’il retrouve affiche une fatigue sans commune mesure, sa mise est tout à fait sommaire et ses cheveux emmêlés sont humides de sueur. Pourtant son visage rayonne de ce bonheur que Joshua attribue aux jeunes mères. Dans ses bras, un paquet de langes s’agite.
Joshua s’approche et vient s’asseoir sur le bord du lit, à côté de sa femme. Il affiche un léger sourire, quelques peu incertain. Il se rend compte alors qu’il ne s’est même pas enquis du sexe de l’enfant. La petite chose fripée et rougeaude quant à elle se fiche bien de ce type de préoccupation, elle tète avec avidité le sein de sa mère sans s’intéresser le moins du monde à ce qui a cours autour d’elle. Joshua détourne le regard du nourrisson peu attrayant et porte les yeux sur celle qui vient de lui donner la vie. Même ainsi, elle parvient à être jolie. Joshua a décidément eu de la chance avec ce mariage arrangé : à défaut d’avoir la même vision que lui, Lucinda apporte à cette union un certain piquant que son précédent mariage ne possédait pas. En plus de ses terres, cela va sans dire.
« Comment te sens-tu ? » s’enquiert-il.
Devant la félicité indéniable de Lucinda, le spectre de la mort se fait lointain. Malgré tout Joshua n’a pas encore tout à fait oublié ses inquiétudes.