Auteur Sujet: Gravé dans le cuir  (Lu 1156 fois)

Yvelin

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Gravé dans le cuir
« le: 09 avril 2020, 13:38:57 »
Dernière décade de printemps 1485 - quartier des artisans

Yvelin avait très envie d'offrir un cadeau à Micha pour son jour de naissance. Quelque chose de beau. Quelque chose que personne ne lui aurait déjà offert pour son mariage. Quelque chose à la hauteur de son admiration pour lui. Il avait donc décidé de lui faire un carnet de croquis.
Décidé, il était allé voir ses parents et avait expliqué son projet. Ils avaient longuement débattu les trois sur l'épaisseur du papier, la taille des feuilles, la reliure, la couverture. Et ils s'étaient mis au travail.
Yvelin avait aidé sa mère à déchirer les chiffons puis on les avait mis à tremper. Il faudrait maintenant attendre la durée du pourrissage et les deux passèrent dans l'atelier maternel pour choisir le cuir pour la couverture. Yvelin voulait un cuir épais, qu'on pouvait inciser pour faire des décors en relief. Ils finirent par trouver une peau de l'épaisseur et de la grandeur adéquate. Ensuite il fallut choisir les pigments. Yvelin aurait voulu teindre le cuir le bleu, comme les yeux de Micha. Mais cela coûtait extrêmement cher. Il décida de teindre le fond en noir ferreux qui virerait au sépia en vieillissant et le décor en ocre. Il montra l'esquisse du décor à sa mère, qui entreprit de le redessiner, avec bien plus de talent.

«Pourquoi un ours?»
«La signification de son prénom.»

Yvelin avait fait de son mieux pour dire cela de manière dépassionnée.

«Aha. Et cet ami, d'où le connais-tu?»
«C'est un client en fait.»

Sa mère avait toujours aimé discuté en travaillant, et elle profitait de ce rare moment d'intimité pour passer son fils à la question.

«Tu offres un cadeau à un client?»
«Enfin, à la base c'était un client. C'est devenu un ami.»
«Un ami?» Le ton était interrogateur. «Moi qui avais espéré que c'était un présent pour une demoiselle...»
«Désolé de te décevoir maman.»*Vraiment désolé.*
«Déçue est bien grand mot. Je suis juste inquiète de te savoir seul. Même si tu es jeune et que tu as le temps. Quand tu as rejoins les Bardes, je m'attendais à ce que tu me présentes une fiancée par saison. Tu es si beau, tu parles si bien!»
«J'ai été très occupé.»
«Les autres Bardes aussi, et eux ont des amies.»
Yvelin pinça les lèvres. Il ne voulait pas avoir cette conversation.
«Je sais que ton père veut te voir marié pour léguer le moulin à tes enfants... mais tu sais, tu as une sœur, qui a déjà trois enfants... je crois qu'un quatrième est en route.»
«Oui, mais Tim sera Barde... il ne pourra pas non plus reprendre l'affaire.»
«Ce qui nous laisse deux autres successeurs potentiels, si on compte le futur époux de ta nièce.»
«Maman... pourquoi me dis-tu tout ça?»
«He bien... tu viens nous voir pour faire un cadeau à un ami, et visiblement cela te tient vraiment à cœur. Yvelin, je te connais. Tu n'es pas cadeau. Ou plutôt, tu offres normalement aux autres des présents à ta portée: une chanson, un pliage, un poème. Je me dis que si tu désires lui offrir quelque chose d'exceptionnel, c'est sans doute qu'il est exceptionnel... pour toi.»
Yvelin ne dit rien, sentant les larmes lui monter aux yeux. Il regrettait d'être venu ici. Si cela retombait sur Micha, jamais il ne se le pardonnerait jamais. Il regarda sa mère, une larme roulant sur sa joue.
«Papa...»
«N'a pas à le savoir.»
«Merci.»

Liliane prit son fils dans ses bras. Celui-ci, submergé par l'émotion, se mit à pleurer convulsivement. Il ne savait pas pourquoi il pleurait. Était-ce la peur? Le soulagement? Le trop plein d'émotion? Ou simplement le bonheur de pouvoir pleurer une dernière fois comme un enfant dans les bras de sa mère? Petit à petit, les larmes se tarirent et Yvelin, le nez rouge et les yeux gonflés, libéra sa mère. Celle-ci lui tendit son mouchoir avec un sourire.

«Alors, il est beau comment?»
«Le plus bel homme du monde! Il est grand - enfin, moins que moi - très baraqué, avec des yeux rieurs, un cou large, des mains...»

La mère écouta le fils dresser le portrait de l'homme qu'il fréquentait avec un sourire attendri. Elle se remit au travail, traçant le motif voulu par Yvelin de manière à l'adapter au format final du carnet . Elle lui montra enfin l'esquisse finale de la couverture, que Yvelin approuva sans réserve. Yvelin alla ensuite chercher les gabarits, les outils, les encres et Liliane put se mettre au travail sous sa supervision, lui demandant de lui parler encore de ce bel homme à qui il avait donné son cœur. Pleine de tact, elle ne demanda jamais son nom.

Yvelin n'en revenait pas. Sa mère avait accepté la chose sans problème. Mais il était clair pour les deux que ce ne serait jamais le cas de son père, qui venait d'une famille à l'esprit bien moins ouvert que sa mère. Pour autant, le Barde était déjà content d'avoir pu en parler à quelqu'un. Il avait toujours tenu cet aspect là de sa vie parfaitement secret, et il se sentait presque léger d'en avoir parlé. Il espérait n'avoir jamais à le regretter.

«Tu... tu ne penses pas que je suis un déséquilibré? Que c'est répugnant?»
«Sincèrement? Je pense que si tu es heureux alors ça ne peut pas être mauvais. Je regrette juste le fait que tu ne feras jamais une grand-mère de moi.»
«Merci, maman.»

Ils se turent, travaillant en silence pendant une demi-marque.

«Un jour... tu me le montreras? De loin, pas besoin de me le présenter, je ne veux même pas savoir son nom. J'aimerais juste savoir s'il est aussi beau que tu le dis.»
«Je vais essayer, maman. Mais ça ne sera pas simple. Enfin, ce sera difficile de le faire de manière à ce que tu ne découvres pas son identité.»
«D'accord, je comprends.»

Nouveau silence.

«Depuis combien de temps?»
«Cet hiver.»
«Et avant lui?»
«Personne... personne de régulier.»

On n'entendit plus que le raclement de l'outil sur le cuir.

«La boucle d'oreille, c'est lui?»
Yvelin se toucha nerveusement l'oreille, vierge de tout bijou.
«Mais comment?»
«Je t'ai vu l'autre jour. Tu avais un magnifique bijou à l'oreille, en or et grenat.»
«Oui.»

Liliane commençait à se faire une idée plus précise de l'identité de l'amoureux de son fils. Mais elle ne lui demanderait pas la lui révéler. C'était plus amusant de deviner. Et elle se doutait que la situation ne permettait pas à Yvelin de parler librement.

«Tu l'aimes?»
«Je... je crois.»
«Tu n'es pas sûr?»
«Si.»

Yvelin dosait maintenant les pigments pour préparer la teinture.

«J'espère qu'un jour, nous pourrons nous rencontrer. Pas officiellement, évidemment, pas comme belle-mère et gendre. Simplement autour d'une tasse de thé.»
«J'en doute. Il est prudent. Moi aussi.» Il soupira. «Mais je lui demanderai, si tu veux.»

Yvelin vint se placer à côté de sa mère, pour la regarder teindre le cuir. Il avait toujours adoré la regarder travailler.

«Et c'est bien avec lui?»
«Maman!» Yvelin était choqué. C'était quoi cette question?
Liliane rit.
«Je me renseigne, c'est tout.»
«Voyeuse!» Il était maintenant écarlate.«Oui... c'est bien» marmonna-t-il, gêné.

Elle devait maintenant se concentrer pour peindre, et silence se fit. Yvelin le regarda, toujours fasciné par sa dextérité, donner vie aux motifs sur le cuir. Enfin, elle appliqua une dernière touche de couleur.

«Fini. Il faut attendre pour pouvoir appliquer le verni.»

Yvelin prit le matériel de peinture pour le laver à l'eau claire.

«Comment vous êtes-vous rencontré?»
«Je te l'ai dit, c'est un client.»
«Donc il t'a engagé pour... une fête, une chanson?»
«Une chanson. Et puis... il était charmant, charmeur. Je me suis dit qu'il était comme moi. J'ai fait une allusion, il l'a saisie au vol. Et ensuite, nous avons été prendre le petit-déjeuner, pour établir les détails de mon engagement. Et finalement...» Yvelin était écarlate. «Je crois pouvoir dire que nous étions tous deux assez... affamés.»
Liliane éclata d'un rire à la fois gêné et joyeux.
«Attends... vous vous connaissiez avant, rassure-moi!»
«Hum... pas vraiment non.» Il regarda ses pieds, un peu gêné. «Tu sais, on est pas si nombreux... et puis, pourquoi perdre du temps, quand on savait que ça allait forcément se finir comme ça?»
«C'est scandaleux, mais ça se tient.»

On entendit plus que le bruit de l'eau.

«Tu ne diras rien à Papa, promis? Jamais?»
«Yvelin... pourquoi voudrais-je lui dire quelque chose que ne pourra que le blesser terriblement?»
«Je ne sais pas... Mais il ne doit pas savoir. Personne ne doit savoir. Personne. Même ta meilleure amie, même ma sœur. Personne. Promets-le moi.»
«Mon fils, je te jure devant Scribor que ton secret est sauf avec moi.»
«Merci, maman.»

Finalement, après six jours, Yvelin put aider sa mère à mettre la dernière main, ou plutôt le dernier fil, au carnet qu'ils avaient fabriqués tous ensemble.

Faisant une paume de large et une main de haut (celle d'Yvelin), le carnet était d'un noir tirant sur le rouge, décoré d'un ours stylisé qui se dressait le long d'un arbre qui était centré sur la reliure. De jolis motifs abstraits ornaient les bords. Pour l'intérieur, Yvelin avait choisi un épais papier couleur crème qui supporterait l'aquarelle. De fait, la couverture de cuir était amovible, elle venait recouvrir la simple couverture de toile renforcée du carnet. Ainsi, s'il en avait envie, le propriétaire pourrait commander un nouveau carnet pour remplacer le sien.

«C'est superbe. Merci, Papa, Maman. Et comme promis, je viendrai travailler deux décades gratuitement en échange.»

Le carnet valait beaucoup plus que cela, mais c'était le prix qu'ils avaient convenu ensemble, tous les trois.

Ravi, Yvelin rentra dans sa petite chambre, son présent sous le bras. Il se réjouissant de l'offrir à Micha.
« Modifié: 09 avril 2020, 14:49:28 par Yvelin »