Sou jeta un coup d’œil à la pile de livre posé sur la petite table à côté de son lit. Ses livres. Une des nombreuses nouveautés qui faisaient désormais sa vie. L'enfant n'ayant jamais possédé de livre avant. Et c'était des livres pour apprendre. Sou savait compter, il le fallait bien pour évaluer la valeur pécuniaire des choses et des gens, mais c'est à peine si elle savait ânonner l'alphabet. Elle avait découvert l'étendue de son ignorance face à ses professeurs et aux autres élèves. Il lui semblait que c'était un gouffre effrayant dans lequel elle allait tomber, malgré ses efforts. Car la fillette tentait au mieux de s’intégrer dans son nouveau milieu. Elle avalait aussi vite qu'elle le pouvait, les connaissances qu'on lui offrait. Et puis, elle avait vite remarqué que plus ses professeurs étaient satisfaits de ses progrès, plus elle se fondait dans la masse des élèves. Les élèves médiocres étaient réprimandés, les bons souvent sollicités, et ceux entre les deux presque ignorés. Et moins elle attirerait l'attention mieux elle se porterait.
Il en allait de même avec les autres enfants. Moqueries des uns comme tentatives de rapprochement des autres s'étaient soldés par des échecs. Endurcie, cachée derrière sa carapace de silence, elle les avaient rapidement débouté.
Les enfants l'ignoraient, les adultes l'oubliaient. Et cela lui convenait.
D'autant qu'il ne se passait pas un jour sans que la fillette ne se demande quand allait s’arrêter le rêve. Et quel rêve ! Certains jours elle se demandait si ce n'était pas un cauchemar plutôt. Non parce qu'elle vivait quelque chose de désagréable mais parce qu'elle avait peur que le réveil, lui, soit terrible. Du genre où on est en sueur, dans le noir et derrière les barreaux d'une prison. Sou ne voulait surtout pas renoncer à ce rêve. Après tout elle avait un lit propre, des affaires propres, elle prenait un bain quotidiennement et sentait bon le salon, elle avait des repas réguliers et consistants et même des livres et on lui fichait la paix tant qu'elle faisait ses corvées et ses devoirs. Elle était satisfaite de ne plus vivre dans la misère. Sans s’apercevoir qu'elle vivait encore dans la misère humaine, esseulée comme elle l'était.
Bref Sou se sentait riche. Elle caressa presque amoureusement la couverture du livre en haut de la pile, vérifia que son uniforme de page était impeccable et s'en alla prendre son poste pour l'après-midi.
La petite voleuse repentie (ou presque) ne perdait en rien ses réflexes et réfléchissait souvent, lorsqu'elle était en présence de la "haute société", à comment subtiliser tel ou tel objet, tel ou tel bijou. Il était heureux qu'Antoine, son tyrannique de père, soit en prison. Il l'aurait obligé à voler ses bienfaiteurs. Et elle avait promis à son Héraut de ne plus voler. Pour le moment elle tenait, surtout parce qu'elle n'avait pas à voler son pain. Mais elle avait déjà, par deux fois, prit subrepticement un objet (une bague à une femme la première fois et une statuette dorée posée dans le cabinet d'un diplomate) avant de le rendre discrètement, prise de remord. Mais les tentations étaient grandes.
Tenez cette femme en rouge qui recevait, Sou dévorait des yeux les brillants pendant à ses oreilles. Passer dans son dos, lever une main leste et agile et hop, plus de brillant pour la dame. A la place la petite hocha la tête à l'ordre.
"J'y vais ma Dame."
Mais la fillette resta figée un instant sur place. Un visage du passé venait de ressurgir. Elle se rappelait très bien de ce visage. L'homme était en cheville avec Antoine. "Le Guido" avait coutume de l’appeler son père. Sou ne savait pas si c'était son nom de famille ou son surnom. Alors que leurs regards se croisaient, elle se rendit compte trop tard, qu'elle était en pleine lumière. Et bien trop reconnaissable malgré ses atours de page. Le dos raide, faisant de son mieux pour ne pas courir, mais marchant le plus vite possible, elle se dirigea vers la sortie. Sou se sentait comme un faon encerclé. Que devait-elle faire ? Prévenir au plus vite son Héraut ? Un membre de la garde ? Devait-elle seulement dire quelque chose. Après tout elle ne faisait plus partie du milieu et on ne lui avait jamais demander de dénoncer qui que ce soit. Difficile dilemme pour la fillette.