Beltran regarda Irmingarde intensément une seconde :
« Ce serait idiot de nous laisser tous monter sans protection armée. J’imposerai mes hommes, au moins trois, même si je sais que toi, ton Compagnon et tes amis pouvez vous défendre si besoin est. Tu sais que vous comptez pour moi et que je ne vous laisserai jamais. »
Il n’avait pas forcément répondu à tout ce qu’elle avait dit, mais il avait ressenti le besoin de repréciser par devers elle ce qu’il lui avait déjà dit devant la tombe de l’enfant, dans la forêt. Il lui accorda un sourire bienveillant, peut-être reconnaissant aussi qu’elle accepte d’embarquer vers l’inconnu. Son sourire s’adressa bientôt aux volontaires qui embarquaient de même : son petit groupe de femmes préférées ( les Grises allaient peut-être le convaincre que les Hérauts valaient la peine d’être connus en tant que personnes et pas seulement frères d’armes ?) et le fiancé d’Isabeau, les Compagnons, Rinnerl et Dellaria, évidemment, suivies de près par Elbereth la courageuse, quelques Hérauts en uniformes et leurs âmes-sœurs, un guérisseur, les trois soldats désignés par le Capitaine… Le bateau semblait déjà bien plein, aussi serviteurs et soldats ne manquèrent pas terriblement à l’équipage de volontaires.
Etrangement leur guide n’avait pas protesté quand Beltran avait fait monter ses hommes – simplement ses hommes à elle semblaient plus sur le qui vive, et s’étaient mis à leurs postes en surveillant tout ce beau monde.
Une fois que chacun eut trouvé sa place sur le ponton de bois qui tanguait à peine pour le moment, l’ordre du départ fut donné dans l’étrange langue qui roulait comme une vague au loin sur la mer.
« Non è troppo difficile di arrivare alla destinazione. » annonça la femme à Beltran, qui regarda, perdu, Dellaria et Elbereth.
Dellaria traduisit mentalement à sa compagne d’esprit :
Il n’est pas difficile d’arriver à destination. Nous n’allons pas mettre trop de temps.
Au bastingage, Saskia ne semblait pas dans son assiette – elle ne devait pas être la seule, car le mal de mer menace la plupart des gens non habitués aux vagues. Beltran lui-même était un peu pâle.
Heureusement pour eux tous, la traversée ne mit effectivement pas longtemps. En moins d’une heure, une île était en vue. Elle sembla apparaître presque par magie, en un temps record, et leur dévoila sa montagne, immense, verdoyante, et ses plages de sable noir. Quand ils se rapprochèrent, ils purent distinguer une sorte de ville s’étalant de la place jusqu’aux coteaux de la montagne, savamment disséminée entre les arbres, faites sur le modèle de la ville qu’ils venaient de quitter. Leur guide pointa du doigt l’ile et ses merveilles.
« Aanor dorme qui. »
Aanor repose ici. traduisit Dellaria d’un ton solennel.
Il fallut attendre qu’ils accostent et débarquent tous sur un ponton visiblement peu utilisé pour que la ratha semble se sentir mal.
Rinnerl n’apprécia guère le sable humide et se réfugia auprès d’Isabeau en grommelant que c’était bizarre ici, et qu’elle voulait jouer sur la terre et pas dans le truc qui faisait des gratouillis dans les pattes.
Rian quant à lui, toujours enveloppé dans le manteau qui cachait ses traits, tira la main de Saskia.
« Aanor contente. Dis au grand monsieur Aanor veut. »
Guerren servit d’interprète :
Rian sent la présence d’Aanor, même si je ne sais pas comment ça se fait. Notre présence semble bien requise ici, il veut que tu le dises à Beltran. Et s’il te plait, assied toi et attend que ton estomac se calme ou le mien va faire comme le tien. fit-il gentiment.
La femme qui les guidait et son équipe partaient déjà en direction de la montagne. Ils étaient silencieux, et des éclairs de tristesse traversaient leurs yeux alors qu’ils passaient près des maisons. Celles-ci étaient réellement vides, et l’usure se voyait clairement. C’était réellement un village fantôme et la nature commençait à reprendre ses droits sur les lieux. Le chemin qu’ils empruntèrent était cependant encore visible et praticable. Les voyant s’éloigner, Beltran fit signe à tout le monde de les suivre.
A Mina, il demanda cependant :
« Fais passer le mot. Je veux que toi et tous ceux qui ont un Compagnon se mettent en selle. Si quelque chose tourne mal et que nous sommes débordés, galopez jusqu’au bateau et remettez leur à la mer. Vous aurez plus de chance de survivre sur l’eau et de trouver un rivage qu’ici piégés. »
Une fois qu’il eut vérifié que tout le monde lui obéissait, il plaça deux hommes à lui en queue de cortège et se mit en tête avec son compagnon d’armes, Elryk, l’ancien saltimbanque qui lui servait de second. Il sourit à tout le monde et ils commencèrent à grimper.
La végétation était très différente de ce qu’ils connaissaient, et c’était une découverte à chaque pas. L’arrivée en haut de la montagne leur prit un moment, évidemment, mais le spectacle valait le coup. Le sommet était dégagé en une sorte de terrasse de pierre lisse, au centre de laquelle un arbre géant poussait. Il était beau, magnifique, et tendait des branches fières vers le ciel couvert. Il était tellement énorme que même à dix hommes se tenant la main ils n’en auraient pas fait le tour. Il était gravé de symboles étranges, mais un revenait souvent : la spirale qu’il y avait sur les parchemins et sur la main de Fitz. Ceux qui l’avaient déjà vu ne pouvaient que la reconnaitre. Un trou à la base de l’arbre ressemblait à un petit autel. Des restes de fleurs séchées tellement elles étaient vieilles y reposaient, mais quelque chose manquait clairement.
« Aanor. » fit soudain leur guide d’une voix révérencieuse en désignant l’arbre. Elle et ses hommes étaient restés à l’écart et les avaient laissé approcher seuls.
[ Grises : vos Compagnons ont l’air impressionnés, et curieusement silencieux. Si vous leur posez la question, ils sont désormais sûrs d’être à l’endroit exact où vous devez être, mais ne savent plus ce qu’il faut faire ensuite.
Saskia : Rian semble très content d’être là, mais il est très calme et ne dit rien, ne se fait pas remarquer. Guerren semble curieusement ému. Tes nausées cessent et tu te sens bien, presque complète malgré l’abscence d’Antéa et Arthon quand un souffle de vent, doux, chaud, te caresse le visage.
Elbereth : Dellaria est bouleversée, tu le sens. A travers votre lien, tu vois des images floues. Une grande ratha qui n’est pas Dellaria qui câline une petite boule de poils. – Dell ? Le feu, la magie qui se déchaine, la peur, la tristesse… Le noir. L’errance, longtemps… et la lumière… Puis tu te vois comme vue par les yeux de Dellaria et tu ressens le lien qui se forme. Tu comprends : Dellaria vient d’ici, elle sait ce qui s’est passé.
Isabeau : Rinnerl ne t’a pas quitté d’une semelle mais arrivée en haut, elle va renifler l’arbre. C’est la première à oser s’approcher si près… et la conclusion pragmatique de la kyree est : Ca sent pas bon ici. Et Dellaria est triste.
Mina : tu es la seule à remarquer que le visage de Beltran s’est subitement durci. Sa main s’est portée à son arme, même s’il n’a pas encore dégainé. Tu le vois qui surveille les étrangers … mais aussi Elryk qui a l’air perdu dans ses pensées. Si tu le dis à ton Compagnon, tu remarques ensuite que tous ont l’air sur le quivive. ]
Une fois que Rinnerl eut « gouté » l’odeur de l’arbre et que Dellaria et Elbereth eurent leur vision, tout s’enchaîna. La guide commença à prier dans sa langue, et les soldats joignirent leur voix comme un chœur derrière elle. L’arbre sembla s’animer… Mais ce n’était que les gravures qui s’éclairèrent. Le vent, présent depuis quelques minutes et apaisant jusque-là, forcit, et créa des volutes. Cela rappelait la vision dans le feu. Le plus grand symbole d’Aanor, central, sembla briller plus fort et sa lumière s’assembla comme une silhouette de femme. En valdemaran la même voix que dans le feu s’éleva, prononcées par les lèvres de leur guide autochtone mais venant quand même clairement de la silhouette vacillante :
« Enfants, je vous remercie d’être venus jusqu’ici. Vous savez d’où je viens, maintenant sachez qui je suis. Quand le monde a été créé, il manquait un élément pour l’équilibre. J’étais née pour ça et Vkandis a révélé ma nature. Je suis essentielle malgré moi à l’équilibre du monde et je suis menacée par le Sombre et par conséquent vous ici. Sur mon île je peux être plus claire que n’importe où ailleurs car j’ai ici plus de forces. Cependant je ne peux pas apparaître longtemps, aussi écoutez moi bien. Nous sommes ici à Sironis. J’y suis née mortelle, et c’est ici que j’ai rejoint ma condition de Déesse. Je suis déesse du Vent, de la Terre et de la Lune et je m’exprime par eux. Quand ma dépouille mortelle a été enterrée ici, mon centre du pouvoir a été focalisé dans l’arbre, mais aussi dans mon orbe. Cette Orbe contient un pouvoir incommensurable pour qui sait l’utiliser – et votre Mage noir commence à le comprendre. Il détruira l’Equilibre s’il le peut. Cette orbe, vous devez la retrouver et l’enlever au Sombre. Il s’en est emparé ici même après avoir massacré toutes mes prêtresses, et tous mes enfants sur l’île voisine. Quelques survivants ont réussi à survivre chez leurs frères de la côte, mais tant que l’Orbe n’est pas revenue je ne peux pas leur demander de revenir ici. Or une déesse sans croyants s’éteint. J’aurai aimé vous aider plus, et j’ai envoyé les survivants vous appeler à l’aide. Maya est mon Prophète et ma future grande Prêtresse ; Ludmila qui vous guide est la seconde de l’ancienne Maya ; mon Glaive et Protecteur, Fitz, porte ma marque où il tient son arme ; et mes Enfants qui ont été Choisis et m’ont Choisie oeuvreront à vos côtés. Vous en connaissez quelques uns – Perle, Glenn et l’Adepte étranger Manuchan. Mais Rinnerl et Dellaria sont aussi mes enfants même si je vous les confie. Les autres Dieux vont ont envoyé leurs messagers pour vous soutenir, et il est écrit que dans la grande bataille contre le Sombre l’adversité ne peut être battue que par l’union. Je vous fais confiance. Et je vous remercie. »
Elle sembla se taire mais certains d’entre vous entendirent la voix poursuivre dans leur tête :
Demoiselle Isabeau, votre Don était là et je m’excuse de l’avoir réveillé si brutalement. Rinnerl vous aidera comme votre Compagnon, mais j’ai encore besoin de vos talents. Ludmila vous donnera l’Histoire complète et vous la traduirez pour comprendre ce qu’il faut faire.
Saskia, ma douleur est aussi grande que la tienne devant la perte de ton âme. Je te jure sur l’Equilibre que je n’avais pas le choix, et que la maladie des Compagnons vient de mon pouvoir, et de mes appels à l’aide, mais surtout du contrôle qu’exerce le Sombre sur mon Orbe. Je te ramènerai Antéa, je te le promets. Et plus tôt que tu ne le crois. Sache qu’elle sera là avant que ton enfant ne naisse.
Ludmila semblait épuisée, mais elle tenait encore debout. Elle s’approcha enfin et se prosterna devant la silhouette, comme en réponse muette à des paroles que personne n’entendait. Puis elle se releva et reprit la voix de la Déesse :
« Quand l’Orbe sera en votre possession, vous la ramènerez ici. Et vous la détruirez. Ainsi, personne ne pourra plus la posséder, et je redeviendrai complète. Mon culte sera rétabli si vous trouvez des personnes qui m’aiment encore. Pour vous prouver ma reconnaissance et vous aider dans votre quête, je vous offre deux choses que vous devez garder précieusement. Isabeau vous dira comment ils fonctionnent. Dès que vous les aurez, partez et soyez bénis par tous les Dieux… »
La dernière phrase avait repris des accents humains, et la silhouette de la Déesse se brouilla avant de disparaître la luminosité baissa. Dans l’autel intérieur au tronc d’arbre reposaient désormais deux objets sur leur tapis de fleurs séchées.
Rian se détacha de Saskia et se précipita sans qu’on ait le temps de l’arrêter [les Compagnons vous disent de ne pas l’arrêter]. Il rejeta sa capuche, et saisit les objets. Dans sa main gauche, un pendentif en spirale comme le signe d’Aanor, visiblement en argent, au bout d’une chaîne du même métal. Dans l’autre main, un poignard en argent mais visiblement très coupant. Le petit Modifié les regarda une seconde puis sourit :
« Aanor ! »
Ludmila et ses hommes le regardèrent avec horreur. Puis une des femmes soldats chuchota avec angoisse :
« E Adrian… Demonio !
- Non è un demonio, Aanor lo amo. » rétorqua Ludmila sans pour autant se départir de son air de dégoût.
Dellaria s’avança vers l’arbre et se perdit dans ses réflexions. Une ratha savait-elle prier ? [Elbereth : tu ressens son besoin de réfléchir et retrouver ses souvenirs. ] Rinnerl s’était calmée et vint se serrer contre Dell une seconde avant d’aller câliner sa maitresse et Béthaniel. Raimon s’était posté près de son amie, près à l’écouter si elle voulait parler – lui-même était bouleversé.
Guerren semblait prêt à protéger Adrian jusqu’à la mort mais personne ne fit un geste vers lui et il fallut qu’il vienne donner tout à Saskia pour que quelqu’un lui parle.
Beltran gardait la main sur son épée, et s’approcha de Mina :
« Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais on a encore du boulot… C’est dur de voir une Déesse … » confia-t-il. « Mais bon, on ne va pas la laisser tomber même si elle parait un peu imbue d’elle-même. » blasphéma-t-il sans complexe.
Leurs guides étaient redescendus sur le chemin et les attendaient à une distance raisonnable, visiblement pressés de repartir.