Il avait voulu quitter la caravane avant l'entrée en ville, mais on le lui avait déconseillé. Il apparaissait que la cité craignait un conflit – ou que le conflit existait déjà, il n'était pas certain d'avoir saisi correctement la causalité- et qu'il lui faudrait montrer patte blanche. Il était alors resté. Le chef de la caravane n'avait pas paru mécontent de l'apport supplémentaire, et Ean douta un moment qu'on lui ai dit la vérité. Il se renfrogna un peu, ce qui lui gâcha l'arrivée vers la ville, mais pas l'entrée. Car en effet, il y avait des Gardes, et en effet, il n'était pas certain qu'il s'en serait sorti seul. Cela ne l'empêcha pas de prendre congé à la taverne et de suivre les curieuses rues courbes des faubourgs jusqu'à un endroit qui lui paraisse plus artisanal.
Jusqu'ici, la ville ne lui laissait pas d'impression particulière. Les gens le regardaient sans le dévisager, curieux, polis ou occupés. Les murs étaient beaux, certes, enfin, cela restait des murs. Les maisons en hauteur défiaient toute logique, et les rues en cercle lui donnaient une impression de labyrinthe. C'était très différent de ses montagnes. Mais là encore, ce n'était pas la première fois qu'il voyait différent. Il se contenta donc de suivre le chemin jusqu'à arriver à un endroit plus animé, aux rues propres, aux vitrines pleines d'objet et à la Taverne sympathique. Il s'arrêta là. Prit un bain. Se rendit chez les forgerons pour connaître le prix du fer, se faisant passer pour un acheteur étranger. Comme il savait qu'on le lui doublait rien qu'à l'accent, il resta raisonnable dans l'ajout de sa commission personnelle. Il avait bien évidemment tout le métal dont il avait besoin mais quand même. Un marchand devait vendre cher s'il voulait être crédible. Mais pas trop, pour écouler sa marchandise. C'était bien la seule chose qu'il appréciait dans ce métier. Il rentra à la Taverne. Prit un dîner. Alla se coucher. Il était prêt pour Valdemar. Il n'avait plus qu'à trouver un moyen de vivre son rêve.
Il ventait ce jour là sur le marché des artisans et l'aube n'avait pas encore pointé le bout de son nez. En attendant le soleil, le ciel se montrait grisâtre, essayant au mieux d'effacer la nuit pour laisser la place au jour. Le visage d'Ean faisait pareil. Il avait veillé tard sur un nouveau modèle de bibelot et réfléchit à ses prix une bonne partie de la nuit. Car son commerce ne marchait pas trop mal. Visiblement, ils n'avaient pas de bêtises dans cette ville. Beaucoup s'arrêtaient, quelques uns même le questionnaient, et il avait déjà conclu quelques transactions. Deux. Ce qui au vu des prix qu'il affichait et de l'inutilité fondamentale de ses machins était pas mal, en quelques jours. Il posa son sac à l'emplacement qu'il avait réservé.
Autour de lui, l'ambiance était à une gaîté studieuse. Ceux qui avaient de quoi embaucher des apprentis ou des hommes de main discutaient, le pouce passé dans la ceinture ou se faisant de grandes tapes dans le dos. Les travailleurs, qui montaient le stand, se disputaient et s'interpellaient avec un entrain certain. Même dans ce coin du marché un peu excentré (donc moins cher), on sentait la vibration de la foire qui s'éveille, l'impatience active de ceux qui savent ou qui espère que leurs soirées de travail porteront leurs fruits. Il y avait même des femmes, jolies et joyeuses, apportant des en-cas pour ceux dont elles avaient la charge, vendant du lait et des pâtés pour les inconséquents qui n'avaient pensé ni à se marier, ni à s'acheter de quoi manger. Ean avait trois pommes. Deux pour lui. Une pour Mayl. Il monta ses tréteaux. Posa la planche par dessus. Et par dessus encore une nappe de laine de chèvre teintée à la mode de son pays, laissant deux bandes de bois sur les côtés de l'étal. Il réfléchit.
La disposition était primordiale. Les gens regardaient d'abord ce qu'il y avait devant. C'était également le plus facilement volable. Pour décourager les voleurs, il posa d'abord une reproduction en métal d'un chariot tiré par un âne aux pattes articulées. Le chariot, bâché, était rempli d'eau qui se chauffait au moyen d'un tiroir en dessous rempli de charbons. Avec la vapeur, les roues se déplaçaient vers l'avant, poussant le cheval dont les pattes remuaient alors, donnant l'illusion de tirer. L'équilibre de ce truc était très délicat et il fallait le recharger toutes les dix minutes, ce qui impliquait une surveillance constante. Et si on le volait, il était trop reconnaissable pour être écoulé, trop inutile pour faire quoi que ce soit, trop complexe pour être copié.
Derrière, venait les boites. De différentes tailles, beaucoup d'entre elles ressemblaient à des coffres en métal armées d'un tube à l'arrière. Elles étaient hydrauliques. Un peu d'eau dans le tube faisait fonctionner des mécanismes allant de la petite statuette qui monte en valsant à l'ouverture simple en passant par deux ou trois tiroirs secrets. Mais son bibelot préféré, il le gardait sur le côté. Un simple vase en fer, habité par une seule rose de cuivre. Mettre de l'eau à l'intérieur faisait ouvrir la fleur doucement, révélant en son cœur un tout petit espace, assez grand pour cacher un petit bijou ou une pierre précieuse. C'était un modèle qu'il avait fait pour son amie d'alors. De loin son préféré. Et toujours celui qu'il mettait en dernier sur son stand.
Déjà, d'autres commerçants venaient le regarder. Pour faire le spectacle, il « chargea la mule », l'empêchant de tomber par un coffre lui bloquant l'accès au bord de la planche. Puis, il commença à poser ses prix. Délicatement, comme on pose un engrenage, et avec la même expression de concentration sur le visage.