Les paroles de la nouvelle venue étaient toutes empreintes d’exotisme. Le nom de l’Empire, la mention de l’ouest, l’évocation de la mer… Tant de choses dont Ingrid ne connaissait que ce qu’elle avait pu en lire ou en entendre parler – c’est-à-dire pas grand-chose. Néanmoins, elle ne put que hocher la tête quand la femme évoqua la difficulté de trouver les bons tissus ou les bons motifs pour réaliser une tenue de chez elle. Elle, elle n’avait jamais fait dans l’exotisme, évidemment, mais elle avait bien remarqué que certaines vieilles robes n’étaient pas faite de la même matière que celles à la mode. Et, parfois, ce n’était pas facile à adapter. Pourtant c’était des toilettes valdemaranes, même si elles dataient de plusieurs décennies… Alors avec un continent de distance, elle n’imaginait même pas le problème. Mais, bien sûr, elle se garda bien de dire tout ça. Pas question que l’étrangère – ou qui que ce soit à proximité – puisse faire des déductions.
« Je ne connais pas la mode de chez vous, je ne peux donc pas dire si elle est fidèle au modèle ou pas, mais c’est sûr que cette robe vous va très bien, » se contenta donc de répondre la blondinette.
Elle ne put s’empêcher de sourire lorsque la femme raconta qu’elle avait modifié une vieille robe pour la remettre au goût du jour et qu’elle avait trouvé ça amusant.
« J’imagine. »Elle se mordit l’intérieur des joues pour se retenir de surenchérir. Amusant n’était certainement pas le terme qu’aurait utilisé Ingrid en premier, mais c’était vrai que ça l’était au fond. Elle aimait coudre et broder, les travaux d’aiguille la détendaient et l’occupaient tout en lui donnant l’impression d’être un peu utile. Mère n’avait pas l’intention de lui laisser mettre le nez dans la gestion autrement que pour regarder – dommage, elle aurait pu faire faire des économies au domaine,
elle – et les journées à la maison pouvaient vite être longues quand on était désœuvrée. Et puis, voir son travail progresser de jour en jour, jusqu’au résultat final, c’était quand même très gratifiant.
Quand le sujet dévia vers son lien avec les mariés, Ingrid était un poil plus détendue. Mais elle ne put s’empêcher de hausser un sourcil quand la femme nomma sa profession. Kestra’chern ? Ça ne lui disait rien. Mais ça sonnait exotique aussi, comme son accent, comme sa robe, et c’était donc certainement un métier de là-bas loin à l’ouest. La blondinette hocha donc simplement la tête à l’explication qui suivit – masseuse et oreille attentive, ma foi, pourquoi pas – mais la vraie surprise vint après. La mage Sourcedésert, sa
compagne ? C’était probablement une faute de valdemaran, n’est-ce pas ? Parce que toute autre explication était au mieux absurde au pire complètement scandaleuse.
Instinctivement, Ingrid chercha la femme aux cheveux blancs et à la robe criarde dans la foule, tandis que ses lèvres répondaient machinalement à la question. On lui avait appris les bonnes manières depuis sa naissance, elles lui étaient chevillées au corps. Et elles étaient bien utiles quand le reste de son cerveau se déconnectait.
« Non, pas encore. Je m’appelle Ingrid, Ingrid de Girier, » ajouta-t-elle puisque l’étrangère s’était présentée et que la moindre des politesses était de lui rendre la pareille.
Elle allait ouvrir la bouche pour demander plus de détails à la kestra’chern sur sa relation avec la mage – oui bon, ça ne se faisait pas, mais mais… soupçonner quelqu’un sans preuve non plus, n’est-ce pas ? – quand un homme de belle prestance se matérialisa soudain près d’elles. Et se présentait comme ça, de lui-même, de la plus cavalière des façons ! Avant de l’inviter à danser !
Incrédule, presque choquée, Ingrid dévisagea le nouveau venu en silence pendant au moins quelques secondes. Le nom de Beltran ne lui était évidemment pas inconnu – même si elle n’avait aucune idée de ses compétences de danseur – mais comment l’héritier de la grande famille de Greenhaven,
a fortiori Commandant des armées, pouvait-il se comporter avec si peu de correction ?! Et voilà qu’il s’inclinait devant elle… et manquait de tomber ?! Ça ne présumait pas bien de ses capacités de danse. Et, lorsqu’il fit signe à un serveur de s’approcher, elle comprit. Il était ivre. Les lèvres de la blonde se pincèrent et elle refusa d’un signe de tête l’offre du serveur. Bien sûr, elle avait bu un verre un peu plus tôt, lorsqu’elle avait grignoté, mais s’enivrer, c’était… un manque total de savoir-vivre !
Malheureusement, ivre ou pas, le Commandant avait de la suite dans les idées et semblait vraiment tenir à l’inviter à danser. Et Ingrid n’avait clairement pas envie d’accepter. Plutôt rester assise sur son banc pendant encore des heures que de danser avec un tel homme. Mais c’était un Greenhaven. Et un homme important. Si elle lui refusait une danse, ça risquait de rejaillir sur sa famille, non ?
« Je suis loin d’être la meilleure des danseuses, Messire, » répondit-elle donc, pour se donner du temps, mais sachant qu’elle devrait accepter s’il insistait.
Sa réponse aurait pu passer pour une minauderie et elle tâcha d’y mettre le ton… mais le regard un peu perdu qu’elle jeta à Pluiechantante la trahissait sans doute.