Début de la 3e décade d'hiver 1482 - Palais, puis quartier marchand de Haven
Après deux semaines mouvementées passées dans la maison familiale, Wylan était rentré certes fatigué physiquement, mais indéniablement reposé mentalement.
À son arrivée, il avait beaucoup bu et ri très bruyamment, dans l'idée de cacher sa tristesse et son épuisement à sa famille. La présence d'Isibeal avait très avantageusement détourné l'attention et il avait failli réussir. Mais le soir du dixième jour, une remarque anodine lancée au cours du repas avait réussi à ébranler le mur qu'il avait bâti devant sa tristesse.
«Tu sais à qui elle me fait penser? À cette jeune femme qui était venue une fois avec toi au Solstice. Tu sais, la brune, trop sérieuse pour son âge.»
«Aranel, maman...»
Son ton étranglé avait été mis sur le compte de l'alcool par tout le monde sauf Kyle, qui était bien plus au courant de la vie de son frère que le reste de la famille. Celui-ci l'avait donc coincé à la fin du repas et l'avait embarqué pour avoir son opinion — prétendument — sur la réparation de la grange. Là, il avait fait quelque chose que Wylan n'aurait pu accepter de la part de personne d'autre: il l'avait consolé. Sans lui demander son avis, Kyle l'avait pris dans ses bras et avait attendu que le barrage cède. Cela n'avait pris que quelques instants. Et lui, Wylan, l'Espion du Roi, l'Assassin de l'Ombre, la Fouine Valdemarane, avait pleuré comme un enfant, encore et encore. À chaque fois qu'il avait cru le flot tari, une pensée floue avait suffi à faire couler à nouveau ses larmes. Au petit matin, les deux frères avaient partagé une bouteille et Wylan avait raconté les horreurs de la guerre, la mort de son amie d'enfance et tout ce qui lui était possible de dévoiler sur sa vie sans mettre péril la sécurité du royaume. Au petit-déjeuner, ce matin-là, Kyle et Wylan avaient tous deux les yeux très rouges, et la famille s'était moquée gentiment de ces hommes qui refusent de grandir et font la noce comme des jeunots. À partir de ce moment-là, le Héraut avait enfin pu profiter de ses vacances.
C'était sur le chemin du retour qu'il avait réalisé qu'Arthon n'avait personne pour faire pour lui ce que Kyle avait fait pour Wylan. Personne à part Wylan lui-même. À la mort du Roi, Aranel et Arthon s'étaient soutenus mutuellement, pendant que Wylan, de son côté, s'assurait de la solidité du trône de son ami. Mais maintenant qu'Aranel était morte...
Aussi, le soir même de son retour du Nord, il passa chercher dans sa chambre deux très lourdes capes, une sacoche, qu'un détour aux cuisines avait abondamment garnie, et deux bonnes bouteilles Greenfield. Il se rendit ensuite près des appartements du Roi par un passage dérobé qu'il devait être un des seuls à connaître. Là, il intercepta Arthon et lui mit d'autorité la cape sur les épaules.
« Ce soir, tu es avec moi. Je suis sûr que Ryis a très envie d'aller se promener et toi tu vas finir par devenir encore plus blanc que ton uniforme si tu ne vois pas un peu la lumière du jour. Or, quel meilleur endroit pour voir le soleil se lever que les toits du quartier commerçant?»
Il entreprit de tirer Arthon par la manche pour l'obliger à le suivre.
«Ne t'inquiète pas pour ta reine. Antéa l'a prévenue.»