Le camp. Ces deux dernières années, il était devenu un nouveau domicile à durée indéterminée pour beaucoup de monde.
Comme dans tout microcosme, la nouvelle de tout ce qui s’y passait du plus petit élément insignifiant au gros événement dont il faut absolument préserver le secret en faisait le tour à la vitesse de la lumière. En quelques minutes à peine tout le monde était informé, et surtout ceux qui ne devaient pas l’être...
Aussi lorsqu’un messager arriva en pleine nuit, porteur d’une missive annoncée comme étant « de la plus haute importance », tout le camp fut sur le pied de guerre en quelques secondes seulement...
Kalaïd était déjà sur le pas de sa tente lorsqu’on lui amena le messager, accompagné d’une bien trop nombreuse escorte de curieux.
- Entrez, intima le Lieutenant au visiteur avant de se tourner vers la troupe sans mot dire.
Tout le monde suivait avidement du regard le messager qui disparaissait derrière les replis de la tente d’officier, et plus particulièrement le rouleau de parchemin scellé qu’il tenait à la main…
Ah… Et aussi le Lieutenant qui les regardait fixement, attendant visiblement une réaction de leur part…
- Et avec des claques dans le museau vous les bougez vos fesses ou pas ? finit-il par lâcher en soupirant.
Une envolée de moineaux plus tard, Kalaïd entrait sous sa tente où le messager patientait.
- Ils sont un peu aux aguets en ce moment..., tenta d’expliquer le Lieutenant avant de se rendre compte de l’inutilité de la tentative. Le cavalier devait en effet avoir déjà vu cette réaction chez les militaires du contingent un bon millier de fois...
- Je vous écoute, qu’est-ce qui vous amène ? s’enquit-il finalement.
- Je suis porteur d’un ordre de première importance, annonçant que…
- Hop hop hop ! l’interrompit Kalaïd bruyamment en levant la main brusquement. Pas à voix haute s’il vous plaît, faites moi voir ça plutôt…
Kalaïd entendit immédiatement plusieurs soupirs derrière la toile de tente qui lui confirmèrent qu’ils n’étaient certes que deux dans la tente, mais sûrement beaucoup plus nombreux autour...
Il eut un léger sourire en imaginant que ses hommes étaient probablement quasiment collés à la toile, tendant l’oreille au maximum pour entendre la plus petite bribe de conversation, s’évertuant à se tenir le plus prêt possible du tissu sans toutefois le toucher pour éviter de se faire repérer… Des contorsionnistes en puissance…
-… Oh bon sang ce n’est pas possible, soupira-t-il. La guerre est prolongée de six mois ?! Minimum en plus ?! s’exclama-t-il avec force voix tout en faisant signe au messager de ne pas réagir. Un assaut demain ?!, poursuivit-il, mais nous ne sommes pas prêts ! Il va falloir sonner le branle-bas...
Au brouhaha qu’il perçut à l’extérieur, il en déduit que ce petit manège avec eu l’effet escompté.
Il décacheta alors seulement la lettre…
Se rapprochant des bougies, il lut calmement et dans le plus grand silence les lignes tracées à l’encre noire sur le parchemin. Le cachet de cire, le sceau intérieur, le mot-code et la signature ne laissaient aucun doute sur la véracité de l’ordre qu’il tenait entre les mains.
Il passa la tête par la toile de tente et fit venir ses sous-officiers.
Curieusement, ceux-ci mirent un temps fou à venir. Probablement pour faire croire qu’ils n’étaient pas tous déjà réveillés à discuter de l’ordre que le Lieutenant avait reçu et de la rumeur qui courait déjà dans le camp sur son contenu… Leurs mines étaient totalement défaites alors qu’ils passaient un par un le rideau de la tente.
Kalaïd les attendait, assis sur la table à carte, un verre de vin à la main. Il n’avait pas manqué d’en offrir un au messager…
Il regarda tour à tour les hommes qui lui faisaient face sans mot dire. Chacun semblait attendre qu’il officialise leur arrêt de mort.
Kalaïd posa le verre à côté de lui, et se redressa calmement. Il tira légèrement sur sa tunique pour la remettre droite, porta ses mains à son col et fit de même.
Il recula vers sa chaise sans quitter ses hommes des yeux, s’assit, pris sa plume, traça une mention d’acceptation de l’ordre, la date et l’heure puis apposa sa signature sur le parchemin du messager. Il le roula ensuite, et le scella, frappant la cire chaude de son sceau de commandement. Il se leva, toujours aussi calmement, et tandis le rouleau au messager. Ce dernier salua, un fugace sourire aux lèvres, et quitta la tente prestement.
Kalaïd se rassit, croisa ses jambes, mis ses mains derrière sa tête et se laissa aller en arrière sur sa chaise, les yeux pointés vers le plafond de sa tente. L’heure était venue. Il inspira profondément...
-...Messieurs nous sommes démobilisés ! lâcha-t-il d’une traite.
Immédiatement il le redressa sur sa chaise avec un grand sourire et tel un gamin observa avec attention la réaction de ses subalternes.
Et ce fut la stupeur. Dans un premier temps tout du moins. Les yeux grands ouverts, la mâchoire au niveau des genoux, enfin tout le tremblement quoi… Il se regardèrent brièvement puis regardèrent de nouveau le Lieutenant, et réalisèrent que le sourire qui éclairait son visage était sincère.
L’explosion de joie qui s’en suivit était plus que logique pour des hommes qui avaient passés tant de temps loin de leurs proches et traversé autant d’épreuves ensemble. Il se jetèrent les uns dans les bras des autres en criant leur joie, tandis que Kalaïd leur serrait la main. Il était reconnaissant de les avoir eut à ses côtés pendant toute leur présence au front. Il n’en était pas un entre les mains duquel il remettrait sa vie avec plus de confiance, et ils savaient tous qu’ils pouvaient faire de même avec lui. Les liens de combat étaient parmi les plus forts qui soient…
Kalaïd leur servit une coupe de vin à chacun, ils trinquèrent et burent tous d’une traite.
Le Lieutenant reposa sa coupe :
- Allons allons du calme messieurs à présent, dit-il en riant et en levant les mains pour pouvoir en placer une. Je vous laisse le soin et le plaisir de l’annoncer aux gars, vous pouvez faire un peu la fête cette nuit si vous voulez mais modérément. Nous sommes toujours en poste avancé, et tout le monde en face n’a peut-être pas été informé que la guerre est finie, nous ne sommes pas à l’abri d’une action isolée...
Les gradés se calmèrent rapidement. L’Officier avait raison, ils le savaient tous très bien.
-… Maintenez les tours de gardes et la vigilance, poursuivit-il. Demain nous commencerons à plier bagages, pour un retour au pays le plus tôt possible. Mais en attendant nous sommes toujours là. Nous sommes les derniers mais nous sommes toujours là. Prudence donc… Vous pouvez disposer les gars, bien joué.
Il serra encore une fois la main de ses compagnons alors que ceux-ci quittaient la tente un large sourire aux lèvres.
Cette nuit là fut bonne. La première bonne nuit qu’ils aient jamais passé en ces lieux. La seule qui vaille vraiment le coup d’être vécue. Les dernières réserves de vin furent asséchées, et les chants des hommes emplirent l’air de leur joie. Le retour s’annonçait enfin pour eux, eux qui avaient vécu les pires enfers sur les crêtes de ces remparts, eux qui avaient traversé les pires tourments dans ces plaines et sur les contreforts de ces montagnes. Eux qui enfin avaient vu se succéder les ordres de replis de leurs camarades tandis que le leur tardait à venir. Eux qui s’étaient donc retrouvés les derniers sur place, à mesure que les dispositifs s’amenuisaient à vue d’œil… Enfin, ils avaient eux aussi droit à leur billet retour…
Dans les jours qui suivirent chacun s’activa du mieux qu’il pouvait, pour ne pas être celui qui repousserait le départ de tous les autres.
Et finalement, toute la troupe s’était retrouvée alignée devant les remparts du camp, prête à partir. Kalaïd saisit les deux anneaux des battants de l’immense porte de bois et les ramena l’un contre l’autre, verrouillant pour la dernière fois de cette campagne l’accès derrière eux. Il y aurait des rondes et des occupations pour maintenir ce camp en état puisqu’un futur n’est jamais certain. Mais ce n’était plus leur problème maintenant…
Il grimpa prestement sur Elazur et jetant un dernier regard derrière lui tendit le bras en avant :
- Messieurs, en route vers Haven ! cria-t-il avec force.
L’ordre fut le plus rapidement possible relayé jusqu’à l’avant du peloton par les sous-officiers, des fois qu’il change d’avis, et la troupe se mit en marche vers son foyer. La marche serait longue certes, et éprouvante, mais personne ne se plaindrait au cours de ce dernier voyage, et malgré la fatigue il était certain qu’aucun visage ne se départirait de ces sourires qui les habillaient à présent...