« Un produit de luxe? Non... mais j'imagine que ton frère fabrique lui-même une bonne partie de ce qu'il vend. »
En fait, les alcools Greenfield avaient pris beaucoup de valeur, depuis que quelques malins s'étaient amusés à spéculer dessus. Mais ils s'étaient assuré de toujours fournir à des prix normaux les auberges qui avaient été leurs premières clientes. Le seul produit de luxe qu'ils vendaient était le fameux vin de glace. Même Wylan peinait à s'approvisionner.
Wylan fut touché de l'aveu de la jeune femme. Ce ne devait pas être évident d'avouer à un Héraut qu'on avait rêvé d'être à sa place. Était-elle un peu jalouse? Il ne l'espérait pas. Être un Héraut, c'était sans doute le pire métier du monde. Horaires de fou, salaire misérable, reconnaissance limitée et aucune possibilité d'évolution.
« Je comprends. Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus, chez les Hérauts. Mais tu sais, les Compagnons n'élisent pas forcément toutes les personnes dont le cœur et le tempérament seraient adaptés. Il faut posséder un Don, pour être Élu. Et parfois, aussi, les Compagnons estiment qu'une personne peut faire un aussi bon travail dans la voie qu'elle s'est choisie que parmi les Hérauts. »
Il y avait, espérait-il, plus de gens aptes à devenir Hérauts que d'Élus. Les Compagnons allaient rarement très loin pour trouver leur Élu. À Haven, dans les environs de la ville. Il était plus rare qu'ils s'enfoncent dans les terres. Et à Haven même, sans doute élisaient-ils ceux qui ne pourraient s'en sortir sans eux, ceux qui avaient vraiment besoin d'une présence à leur côté, ou ceux que leur Don pouvait rendre dangereux.
Jehanne estimait sans doute avoir assez parlé d'elle-même, car elle le bombarda soudain de questions. Il caressa un bref instant l'idée de lui répondre évasivement, comme il le faisait souvent. Mais il se sentait d'humeur bavarde. Et il ne considérait pas sa famille comme un sujet particulièrement délicat.
« Ma famille possède un énorme verger. Et avant que ma mère ne se marie avec mon père, le domaine ne vivait que de la vente des récoltes. Comme tu l'imagines, on vivait mal. Les fruits, ça ne rapporte pas grand-chose. Puis, mon père s'est marié à une charmante jeune femme issue d'une lignée de bouilleuses de cru. Elle a très vite vu le potentiel. À côté des fruits, ma famille s'est mise à produire de l'alcool, d'abord à petite échelle. Maintenant, je crois qu'on ne vend plus de fruits... Mon père et mon frère s'occupent du domaine, et mon frère parcourt les routes, surtout à la mauvaise saison, pour vendre nos alcools. Ma mère gère la production, avec mes trois sœurs. Enfin, Kalia, la plus jeune, ne s'en occupe plus tellement de ça. Elle s'investit plutôt dans les affaires de son mari. Quant à la nouvelle génération... je ne saurai dire. Je les vois trop rarement. Ma famille est en train de devenir une véritable tribu... Dire qu'à la génération de mon père, il ne restait plus que lui. »
Il s'était débrouillé, un peu par hasard, pour éviter de révéler qu'il appartenait à une famille noble. Certes pauvre, mais avec un titre et un domaine. Il ne cherchait pas vraiment à le cacher. Mais il réalisait bien que cela ne parlerait pas en sa faveur.
« Quant à mon Élection... » Son sourire se crispa un instant. « Disons qu'elle est arrivée comme une délivrance. Pour moi surtout, mais je crois aussi pour les miens. Ils commençaient à avoir peur de moi. » Ses yeux se perdirent dans le lointain. Avait-il vraiment envie de lui révéler son Don? Elle risquait de prendre peur. Mais s'il le cachait, ce serait pire ensuite. « Avec la puberté, mon Don est apparu. Et c'est un Don... envahissant. Rare. Précieux aussi. Dangereux, sans doute. Tu vois, j'ai réalisé un jour que j'entendais mon frère penser. Il se repassait ses exploits sexuels. Enfin... entendre. On n'entend pas les pensées comme on entend avec les oreilles. Ni même comme on entend quand on parle par l'esprit. C'est beaucoup moins linéaire, moins articulé. Ce sont des images, des mots épars, des sensations. L'Empathie est sans doute ce qui s'en rapproche le plus... Bref, je commençais à devenir fou. Je m'isolais, je redoutais les repas en famille, le moment du coucher, en fait toutes les activités qui laissaient à mon esprit le temps de se brancher sur les pensées des autres. Et là, Kyra est arrivée. Et avec Kyra, j'ai appris comment barricader mon esprit. C'est la première chose qu'elle m'a apprise. Elle n'osait pas me faire entrer dans Haven sans ça. Imagine, un garçon élevé au milieu de nulle part, capable de lire dans les pensées des gens, entouré tout d'un coup de plusieurs milliers de personnes. Il y avait de quoi devenir fou. » Il eut un sourire pour Jehanne. « Mais rassure-toi, la stricte éthique des Hérauts m'interdit d'utiliser ce Don en dehors de mes missions pour le pays. » Pris d'une soudaine et stupide inspiration, il ajouta : « Mais tu dois savoir que je ne peux jamais totalement couper ce Don. Ma tête est en permanence envahie d'un léger bruit de fond, comme le murmure d'une foule entendu de loin. Et... disons que les contacts physiques renforcent encore ma capacité à entendre les pensées de l'autre.» Son cœur battait rapidement. Il ne parlait pas volontiers de cela, et il s'étonnait d'avoir pris l'initiative de le faire. «C'est pour cela, que malgré ce que tu peux penser, je ne suis pas du genre à prendre et à jeter.»
:Je... :
:Tu ? :
:Vingt-huit ans que je partage mon esprit avec toi, et tu parviens encore à me surprendre. Pourquoi lui as-tu raconté tout cela? Elle va flipper, c'est certain. :
:Je ne sais pas. Et si elle flippe, bah tant pis. Cela mettra fin à cette délicieuse et platonique idylle. :