Le désordre ambiant ne dérangea absolument pas Yvelin. Il n'était maniaque qu'avec les livres et les instruments de musique. Le reste, il s'en souciait peu. Il refusa par contre la chaise. Il préférait toujours s'assoir par terre, car la plupart des chaises étaient trop basses pour lui.
«La magie de la terre? Il faudra que tu m'en parles à l'occasion. Je suis certain que c'est passionnant! Et je comprends ton soulagement, pour ce qui concerne la guerre. J'étais plus que content d'être un Barde et donc inutile à l'effort de guerre. L'idée même de me retrouver sur un champ de bataille...»
Yvelin s'assit en tailleur en face de Dunwyd et tenta de le rassurer d'un sourire avant de commencer son histoire.
«Tu sais, sur les routes on rencontre des tas de gens. Enfin, quand je dis sur les routes, je veux surtout dire dans les auberges et les relais qui bordent les routes. Pendant mon voyage, je m'arrangeais souvent avec le tenancier pour pouvoir dormir et manger à l'œil contre un peu de musique. Un soir, ce printemps, je me suis retrouvé dans une auberge absolument bondée. Une fois que j'avais terminé de jouer, j'ai eu toutes les peines du monde à me trouver un bout de banc où m'assoir et manger. Je me suis retrouvé à la table d'une grande dame. Enfin, je n'ai aucune idée de son statut réel, mais elle dégageait une élégance, une assurance telle qu'on aurait pu la prendre pour une reine. Évidemment, nous avons engagé la conversation. Je lui ai raconté que j'étais en tournée de Troubadour Itinérant, et une fois que je lui ai expliqué ce que cela signifiait — elle n'était pas de Valdemar — elle m'a dit qu'elle trouvait magnifique, ce que je faisais. Tu sais, écrire des chansons sur les gens que je croise, mes expériences, etc. Elle m'a proposé de me raconter une histoire, qui m'inspirerait peut-être une chanson.»
Il regarda Dunwyd, les yeux brillants.
«Elle m'a parlé d'une puissante mage, jeune et belle, qui avait décidé d'explorer le monde.» À cet instant, la voix d'Yvelin se modifia subtilement. Il n'était plus l'ami qui confie une anecdote, mais le Barde qui raconte une histoire d'importance. Il se tenait maintenant droit, les mains posées sur les cuisses, le regard lointain et étrangement concentré. «Elle avait voyagé d'est en ouest, s'arrêtant parfois plusieurs décades dans un endroit, quand celui-ci lui convenait. Elle finit par arriver à Valdemar, et plus précisément à Haven. Là, elle put découvrir la société particulière de ce pays. Elle constata que les gens y étaient heureux et sans doute plus libres qu'ailleurs. Elle décida de séjourner quelques temps dans la capitale, pour en apprendre davantage sur cette ville. Elle s'installa alors dans une charmante auberge, modeste, mais propre et bien entretenue. Elle s'y sentit bien accueillie, et elle finit par se lier particulièrement avec le fils du propriétaire. Cela se termina comme souvent entre deux jeunes gens... La belle mage finit par repartir, pour continuer son périple. Elle ne le savait pas encore, mais elle ne repartait pas seule. Elle était déjà loin de la capitale quand elle découvrit qu'elle était enceinte. Elle hésita. Devait-elle continuer son voyage ou retourner à Haven, et peut-être s'installer là-bas avec le père de son enfant? Finalement, on décida pour elle. En effet, dans son pays loin à l'Est, elle s'était fait un terrible ennemi, et celui-ci la pourchassait maintenant. Si elle retournait à Haven, elle risquait d'apporter le malheur sur la tête de ceux qui l'avaient accueillie. Elle préféra continuer sa route vers le nord. Avec le froid, il lui fut de plus en plus difficile d'avancer. Sa grossesse la ralentissait maintenant beaucoup. Mais elle n'osait s'arrêter, de peur que son ennemi la retrouve. Heureusement, une brave femme de la Tribu de l'Élan parvint à la convaincre qu'elle ne risquait rien à loger chez elle, car elle était chamane, et qu'elle pourrait la cacher aux yeux de son poursuivant. Là, la belle mage accoucha d'un petit garçon. Il était vigoureux et fort, il avait envie de vivre. Elle se remit vite de son accouchement. Elle n'osa pas s'attarder davantage dans la tribu. Elle ne voulait pas qu'ils souffrent par sa faute. Alors elle repartit, vers le sud cette fois. Elle voyagea loin des routes, préférant les pistes et les sentiers. Elle se trouva une fois encore aux portes de Haven. Longtemps, elle hésita. Elle désirait de tout son cœur rester avec le père de son enfant et qu'ils l'élèvent ensemble. Mais cela lui semblait trop risqué. Et comme pour confirmer ses craintes, elle aperçut dans la foule, non loin de l'auberge de son amant, un sous-fifre de son ennemi. Il savait qu'elle se trouvait dans les parages. Sa décision était prise. Sa présence seule faisait courir trop de risques à l'homme qui l'avait aimée et à son fils. Le cœur déchiré, elle se résolut à abandonner son bébé devant l'auberge, lui offrant ainsi une vie sûre et paisible, alors qu'elle-même était condamnée à errer, seule, loin de son enfant. Elle s'en fut dans la nuit, ne se retournant qu'une unique fois, loin de la cité, pour regarder ses lumières, et dire adieu à son fils qu'elle laissait.»
La voix du Barde se tut. Il laissa planer le silence, laissant à son ami le temps de comprendre ce qu'il venait de lui raconter.