Enju n'avait pas eu le temps de chômer, ces derniers mois. Il y avait tant à faire, tant de rapports à consigner, de données à compiler ensemble, d'informations à croiser, de sujets à creuser... Chelmak, l'ambassadeur de Karse, avait entamé des recherches avec elle, afin de comprendre comment - et pourquoi - Iftel avait fini par tomber. C'était mal de critiquer ainsi l'autre patrie de Vkandis, étant donné que Karse avait pendant longtemps été sous le joug d'un pouvoir corrompu. Mais c'est justement parce que leur patrie avait souffert que les deux karsites tenaient à faire des recherches sur leur peu de temps libre.
Et comme aujourd'hui, Chelmak était malade et cloué au lit, le Guérisseur avait conseillé à Enju de sortir de la suite, et de profiter de ce soleil hivernal. Couverte d'une épaisse cape doublée de fourrure, quelques volumes sur les genoux, la prêtresse gagna donc l'extérieur, décidant de se trouver un endroit au calme, dans les jardins, afin d'y travailler.
Mais le soleil fut couvert d'un épais nuage quand, au détour d'une allée, elle le vit. Enfin, elle les vit. Enju se cacha derrière la haie qu'elle avait à peine franchie et plaqua ses deux mains sur sa bouche grande ouverte sur un cri muet. C'était impossible ! Divine Flamme ! Elle se sentit obligée de jeter un nouveau coup d'oeil, comme si ce qu'elle avait vu ne pouvait pas être réel, comme si elle se devait de revoir ces mains tendrement enlacées, ses lèvres trop proches pour être pures et chastes, et ces sourires trop complices pour n'être qu'amicaux pour se convaincre qu'elle n'avait pas rêvé.
Divine flamme !!!
La gorge nouée, les mains tremblantes et le regard troublé, Enju regagna le parvis du palais, et roula, roula... Elle aurait tant aimé rejoindre sa chambre, mais du se contenter de l'intimité toute relative de la bibliothèque. Enju se trouva un endroit à l'écart de tout le monde, posa ses livres sur un bureau à sa hauteur. Les lèvres pincées, elle tentait de réprimer des larmes, et chercha à occuper son esprit au plus vite. Impossible ! Sa tête refusait de comprendre le moindre mot, et prenait un malin plaisir à lui remontrer ces images surprises dans le jardin. Elle porta une main à ses lèvres tremblantes, alors que les larmes se mirent à rouler sur ses joues.
Aaron et un homme.
Aaron et un HOMME.
DIVINE FLAMME !
Enju enfouit son visage dans ses mains et commença à pleurer silencieusement. Elle n'arrivait même pas à comprendre pourquoi ça la mettait dans un tel état. Elle ne parvenait pas à réfléchir à quoi que ce soit, de toute façon, seulement hantée de ces images.
Une voix annonça qu'elle avait été repérée.
Enju se sentit terriblement embarrassée, et sécha ses larmes rapidement. Hélas, elles semblaient bien décidées à couler, même contre son gré. Alors la prêtresse se laissa entraînée - avait-elle de toute façon le choix, ou le contrôle des événements ? - et chercha à calmer ses pleurs qui frisaient peu à peu l'hystérie... Au moins, une fois dans cette petite salle reculée, elle contrôlait un minimum ses hoquets nerveux, et les larmes coulaient, plus modérément, le long de ses joues.
Son regard fixait obstinément le sol, et elle calmait sa respiration. Isabeau s'installa face à elle, mais Enju n'arriva pas à lever le visage tout de suite. Elle s'éclaircit la gorge plusieurs fois, et parvint enfin à se composer un sourire... Même si sa lèvre inférieure tremblait encore par moment.
- Je suis désolée, Isabeau... J'aurai préféré que vous ne me voyiez pas comme ça...
L'image d'Aaron embrassant Manuchan revint dans son esprit et provoqua un sursaut chez la karsite, en même temps qu'une légère tendance nauséeuse... Elle essuya de nouveau sa joue, et soupira pour se donner un minimum de contenance. A présent qu'elle était obligée de rester maîtresse d'elle-même... Elle pouvait donc se forcer à réfléchir calmement à ce qui s'était passé.
Et à ce qui la mettait dans un tel état.
- Isabeau... Je sais que... Vous savez, il y a de grandes différences culturelles entre Valdemar et Karse, mais... Deux hommes ?!
Oh. Sa voix était partie dans un aigu hystérique sur ces derniers mots. Elle porta la main à ses lèvres et ferma très fort les yeux. Divine Flamme... Enju se ressaisit.
- Je veux dire... Est-ce bien... Vous savez... "Moral". Surtout si l'un d'eux est un Héraut.
Elle appuya sur ces dernier mot. Et de nouvelles larmes naquirent au coin de ses yeux sombres. Ce n'était pas n'importe quel Héraut, qui plus est ? Par Sa Flamme !
Ce pourrait-il que ce soit de sa faute... ?
Enju se retrouva surprise par la proposition de Isabeau. Allumer une Flamme ? Quelle idée lumineuse ! Elle prit le briquet avec un sourire reconnaissant. Voir le feu, symbole de Vkandis, la revigora un peu, et acheva de la calmer - plus ou moins. Un peu plus sereine, elle tenta de trouver les mots pour expliquer les choses à Isabeau. Lentement, elle se mit dans le même état que lorsqu'elle devait faire un compte rendu, cherchant à édicter les faits comme si elle n'en faisait pas partie. Comme si ça ne la touchait pas, malgré les palpitations de son coeur. Enju quitta la flamme des yeux et regarda la Grise dans les yeux :
- Non, je voulais dire... Est-ce moral, chez vous, qu'un homme - un héraut, qui plus est... - ait une... Hm... "romance" avec un... Un autre homme ?
Oh, sa voix avait encore fait des trémolos, sur la fin. Enju regarda la flamme, joignit les mains sur ses genoux. Divine Flamme... Elle se sentait ridicule. Mais elle n'arrivait pas à imaginer que cela puisse être normal - et encore moins "moral". Surtout si ça impliquait un héraut.
Enfin, surtout si ça impliquait Aaron, en fait.
- Oh, Isabeau... Je ne me rendais pas compte... Vous savez... Je ne voulais pas le blesser. Je n'ai jamais imaginé d'autre vie, pour moi, que de servir Vkandis, avec tout ce que ça implique. Je pensais qu'il l'aurait compris, et qu'il n'aurait pas eu pour moi ce genre de sentiments... Et aujourd'hui, je le vois dans les bras de...
Par la Flamme ! Enju se massa le front du bout des doigts. Tout ceci était tellement confus dans son esprit ! Dans ses paroles aussi, mais voilà qu'elle ne s'en rendait pas compte, à nouveau.
- Pourquoi ? Pourquoi suis-je mal à l'aise alors que je devrai me réjouir pour lui ?
Les épaules d'Enju s'affaissèrent. Voilà que Isabeau lui prouvait par la religion que l'homosexualité n'était pas une horreur. Vanyel n'avait pas bonne réputation parmi les Karsites, tout comme nombre de Valdemarans... Mais elle avait un peu raison, la Grise devant elle : d'autres divinités acceptaient ce genre d'union. Mais pas Vkandis - du moins, elle n'en avait jamais entendu parler, et c'était même puni par la loi. Etait-ce une loi des Hommes ou du Dieu ? Etait-ce un mensonge de plus qu'on n'avait pas pris la peine de lui démentir, il y a des années de cela ? Divine Flamme, elle aurait tant aimé pleurer, là ! Cependant, un regard vers le plafond, et Enju ravala tout ça.
Elle resserra ses mains, l'une contre l'autre, au contact de celles d'Isabeau, y puisant une chaleur bienfaitrice. Ses paroles, par contre, l'obligèrent à réfléchir un peu plus. Yeux exorbités, la prêtresse resta bouche bée, incapable de détacher son regard de son amie. Ses questions étaient ultra simple. Sauf que la réponse n'était pas aussi évidente qu'elle l'avait cru de prime abord.
- Je... Je l'ignore.
Et une fois de plus, elle baissa la tête, se voutant comme si elle portait soudain quelque chose de trop lourd pour ses frêles épaules. Alors Enju fit quelque chose qu'elle n'avait encore jamais fait : elle réfléchit à voix haute.
- Je n'en sais rien... Je n'imaginais sans doute pas qu'il irait voir ailleurs. Peut-être que le voir avec un autre homme est plus choquant que de le voir avec une autre femme... Même si j'ignore totalement comment j'aurai réagi... Je sais que les Hérauts sont réputés pour avoir des moeurs légères, dans le sens où ils ne savent pas jusqu'à quel âge ils vont vivre et qu'il y a peu de chances qu'ils ne se marient un jour... Quand même : et si c'était de ma faute ? En lui disant que j'aurai du prêter mes voeux plus tôt. ... Et si je me trompais ? Si je m'étais trompée et que je l'aimais, en fin de compte ?
Elle s'arrêta à ces derniers mots et rougit... de honte. Il était un peu tard pour se poser cette question, à présent. Son coeur se serra à cette pensée. Non, elle ne l'aimait pas de cette façon, c'était une évidence. Enju regarda Isabeau dans les yeux :
- Dites-moi, Isabeau... Après vous être rendue compte que vous aimiez Raimon... Votre comportement a-t-il changé vis à vis de vos amis ? Certains ont-ils désapprouvé vos sentiments, ou votre fiancé ? Ont-ils continuer à vous aimer ?
Qu'importait que ce soit un homme ou une femme, finalement : Enju n'avait presque plus revu Aaron même après leurs retours de missions - pour ainsi dire, en fait, ils s'étaient sans doute croisés une ou deux fois, sans pouvoir se parler. Et Enju se rendit compte qu'il lui manquait. Mais en tant que meilleur ami. En tant que confident qu'il avait toujours été. Et sans doute était-elle jalouse qu'il ait trouvé du temps pour s'épanouir et vivre une histoire d'amour...
Se battre pour "récupérer Aaron" ? Voilà qui surprit énormément Enju. Jamais elle n'y aurait pensé par elle-même, pour être honnête ! C'était bien cela qui était paradoxal : elle n'était pas amoureuse de lui, mais aurait tant aimé qu'il lui soit un peu exclusif, comme il l'avait été jusqu'à présent... Et puis, ne serait-elle pas monstrueuse de détruire le bonheur qu'il pouvait éprouver aujourd'hui, après avoir tourné la page, enfin ?
Et dire qu'elle n'avait toujours pas prêté ses voeux, maintenant qu'elle y pensait...
Comprenant qu'Isabeau ne voulait pas parler d'elle, Enju décida de ne pas remettre le sujet sur le tapis, et d'écouter le reste très attentivement. Dans le fond, elle n'avait pas tort, et à présent qu'elle écoutait la jeune femme, la secrétaire karsite se sentit terriblement bête : si seulement elle avait pris le temps d'y réfléchir, Isabeau n'aurait pas à dire des choses si élémentaires ! Baissant le nez, Enju eut à présent honte : qu'est-ce qui l'avait menée à une telle tempête d'émotions, hein ? Ses sentiments étaient-ils si peu clairs ? Isabeau lui prit le menton pour que leurs regards se croisent, et la karsite lui sourit, comme libérée d'un fardeau :
- Vous avez raison, Isabeau... Je suis désolée de vous avoir prise à partie dans une histoire... qui vous a sans doute parue un peu floue... et pas totalement compréhensible.
Enju entendit l'écho d'une cloche, au loin, comme pour la rappeler à l'ordre. Elle n'avait pas grand chose à faire du reste de son après midi, mais quand même : ce n'était peut-être pas le cas de la Grise ! Enju prit les mains d'Isabeau entre les siennes :
- Merci de m'avoir écoutée, Isabeau. Quand bien même, je suis terriblement confuse et honteuse d'avoir agi comme je l'ai fait. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur, à l'avenir. Je... Je vais vous laisser retourner à vos occupations, et rejoindre les miennes.
Elle posa son front contre leurs mains jointes, avant de murmurer dans un sourire :
- Que Vkandis vous garde des ténéèbres, Isabeau.
Et après une dernière courbette, elle quitta la bibliothèque.