Milieu de la 8e décade d'hiver 1486 - Grande Salle du Collegium des Bardes
Yvelin avait le trac comme jamais auparavant. Ce soir, il allait faire jouer l'œuvre qu'il avait composée pour atteindre le rang de Maître Barde Confirmé. Cela faisait des décades qu'il ne vivait plus que pour cet instant. Il ne sortait plus, il mangeait à peine, il ne voyait plus personne, hormis Liselle qui parfois venait le nourrir de force. Il avait concentré toute son énergie sur cette œuvre, comme si sa vie en dépendait. Ce qui était quasiment le cas. Et celle-ci avait bien failli ne jamais voir le jour.
Il avait failli perdre l'entier de sa composition un soir où il s'était endormi sur sa table, laissant une chandelle brûler non loin des précieux feuillets. Une autre fois, il avait dû courir après la bonne pour l'empêcher de brûler sa composition. En effet, on lui avait désigné la pile de parchemins comme étant des rebuts à utiliser comme allume-feu. Yvelin n'avait pas besoin de demander qui lui avait donné cet ordre. Il l'avait su dès qu'il avait croisé son regard. Firen.
Terminer son œuvre était devenu son unique but. Il ne lui restait plus que cela. Et Liselle. Il n'avait plus de famille, plus d'amant. Il avait besoin de réussir ça pour reprendre le contrôle de sa vie. Travailler jour et nuit avait tenu ses démons éloignés. Depuis ce fameux jour à la Rose des Vents, il n'avait plus repensé ni à Micha, ni à son père. De fait, il n'avait plus pensé à quoi que ce soit d'autre que la musique.
Son cœur s'était apaisé. Quand enfin il avait posé la dernière note, complété la dernière mesure, il s'était senti serein. Il était loin d'être heureux, mais au moins acceptait-il ce qui lui était arrivé. Et il était prêt à revoir Micha, si celui-ci l'acceptait. C'était d'ailleurs d'une main tremblante qu'il avait rédigé une invitation* à son attention pour le concert de ce soir. L'orfèvre ne viendrait probablement pas. Mais Yvelin avait enfin agit comme l'adulte qu'il aspirait à être.
Dans la salle, le public affluait doucement. Pour l'occasion, il avait cassé sa tirelire et acheté - de deuxième main, cependant - une magnifique tenue d'apparat écarlate. Et après plusieurs minutes d'hésitation devant son miroir, il avait remis le grenat à son oreille. Celui-ci s'accordait magnifiquement avec sa tunique, il aurait été dommage de s'en priver. À défaut de se sentir beau, il se savait élégant et raffiné.
Le conseil des Maîtres avait déjà entendu son œuvre et décidé de lui accorder son nouveau titre. Mais la vrai consécration viendrait ce soir. Pour une nuit, il serait la coqueluche de la cour. Une simple nuit. Une éternité à ses yeux.
Bientôt, la salle fut comble. Il se força à regarder droit devant lui. Liselle se tenait au fond de la pièce et lui adressait des signes de main encourageants. Il demanda le silence, tendu à l'extrême.
«Bonsoir à tous. Je suis Yvelin, et ce soir je vais diriger - et jouer - l'œuvre que j'ai composée pour obtenir le rang de Maître Barde Confirmé. La composition de cette œuvre a été semée d'embûches.» Il s'interrompit un bref instant. «J'ai perdu mon foyer une première fois. J'ai failli le perdre une deuxième fois, quand des mages noirs ont pensé qu'il était bien de faire sauter le Palais. J'ai fait des rencontres, j'ai perdu des amis. Et puis...» Sa voix commença à trembler malgré ses efforts. «Et puis j'ai aimé. Passionnément, évidemment. Je suis Barde, on ne se refait pas.» Il laissa les rires mourir dans la salle. «Je crois que j'ai été aimé aussi. Et tout ça a contribué à l'œuvre que vous allez entendre. Je vous présente donc "le cycle de l'Or", une pièce avec instruments et chant, en quatre mouvements. J'espère que vous apprécierez.»
Il alla prendre place au milieu des autres musiciens, tous Bardes confirmés au moins et donna le signe de départ.
⁂
De fait, seul la conclusion de chaque mouvement était chantée. Le reste était entièrement instrumental, ce qui était à l'opposé des habitudes de composition d'Yvelin. Il avait voulu se prouver qu'il était capable d'écrire autre chose que de la chansonnette idiote et il pensait y être parvenu.
Quand vint le moment pour lui de chanter, il reposa son luth et se leva pour se mettre face au public. Il n'avait plus le trac, à présent. Il vivait uniquement pour et par la musique en cet instant. Elle seule comptait.
Le second luth l'accompagnait ainsi qu'un théorbe en basse continue. Mais tout reposait sur sa voix. Il prit une longue inspiration.
♫Je suis né au commencement du monde,
Étoiles et lune dansaient la ronde
et je somnolais en rêvant aux cieux.♫
⁂
♫Arraché du plus profond de la terre
et malmené par leurs outils de fer,
je n'étais guère qu'un éclat perdu.♫
Ainsi conclut-il le deuxième mouvement.
⁂
♫Leurs dents cruelles ont broyés mon être.
Elles n'ont eu de cesse de se repaître
de mon armure de roc et de pierre.
Leurs mains m'ont jeté au milieu des flammes
Leur four, leurs creusets ont brisé mon âme
Vaincu, je me suis plié à leur loi. ♫
Dans ces derniers mots, Yvelin injecta son vécu, sa rancœur, sa colère. Rares étaient les moments où un Barde pouvait faire usage librement de son Don. Autant en profiter. Que tous ressentent son œuvre comme lui l'avait composée.
⁂
Ils avaient presque achevé le dernier mouvement. Si le troisième avait été dissonant aux oreilles de la plupart, le quatrième n'avait été qu'accords parfaits et continuité harmonique. Yvelin avait énormément peiné à écrire cette dernière partie, parce que ce qu'elle narrait était à l'opposé de ce qu'il ressentait. Mais, étrangement, quand enfin il l'avait achevée, il s'était senti pleinement en accord avec la musique. Comme si cette dernière, pour le récompenser, l'avait guéri.
♫Tes mains m'ont trouvé, ton âme a parlé
à mon cœur si tendre et effarouché.
Entre tes doigts je suis devenu or.
Tu m'as modelé, tu m'as sculpté
et ma vraie forme, tu l'as retrouvée
Entre tes doigts, je suis devenu or.
Qu'importe où le destin m’emmènera
car je porterai à jamais en moi
la trace brûlante de tes doigts d'or.♫
Sa voix seule termina l'œuvre, sur une longue note tenue piano. Sa voix mourut doucement et il se rassit. La salle, d'abord parfaitement silencieuse, explosa en un vacarme d'applaudissements. C'était fini, il avait réussi.
Et il se sentait parfaitement comblé, heureux, fier. Seule présence de Micha pourrait rendre son bonheur plus complet. Mais, craignant de tout gâcher, il renonça à le chercher dans la foule. Qu'il profite de cette soirée en pensant qu'il avait été entendu et peut-être compris.
*
Cher Micha,
J'espère que tu te portes bien et que tout se passe bien dans ta famille, malgré les ingérences de Firen.
Tu dois sans doute te demander la raison pour laquelle je t'écris. Tu m'as quitté, et j'ai accepté ta décision. Je l'ai comprise aussi. Mais, même si cela doit te sembler un peu présomptueux, cela compterait beaucoup pour moi que tu sois là pour écouter l'œuvre que j'ai composée pour obtenir mon nouveau rang. Le concert aura lieu le 5e jour de la 8e décade. Je ne demande rien d'autre que ta présence. Si tu ne désires pas me parler, il te suffira de quitter la salle à la fin. Évidemment, si ma vue t'est trop insupportable, je comprendrais que tu préfères ne pas venir.
Kate est la bienvenue aussi, évidemment.
Affectueusement,
Yvelin