C'était de loin le Conseil le plus intéressant auquel Saskia avait participé. Au moins, il se passait des choses. Beaucoup trop, certes, mais il fallait bien équilibrer avec l'ennui mortel de toutes les précédentes sessions. Pourtant, il y avait quelque chose qui gênait la jeune DeFeriel dans ce Conseil : le silence. Même les Nobles semblaient parfois retenir leur souffle. Il y avait eu des moments où elle s'était attendu à entendre la voix de son père pour lancer quelque réplique cinglante, mais rien. Elle lui jeta d'ailleurs un bref coup d'œil, comme pour s'assurer qu'il était encore là, et pas évanoui. Mais Tomaz DeFeriel était là, bien portant, et peut-être un peu plus tendu que d'habitude. C'était étrange de voir que quelque chose pouvait à se point rendre le Baron... Humain. En fait, c'est ce qui choqua presque Saskia. Plus elle l'observait, plus elle voyait pour la première fois quelque chose passer dans ses yeux, et dans ses traits. La courtoisie avec laquelle agissaient le Roi et son Héritier envers une inconnue, une simple gamine, et Karsite de surcroit ? Ou alors, peut-être était-ce le discours de cette même gosse ? Alors ainsi, même le Baron DeFeriel pouvait être "inquiet" de la fin du monde annoncée par cette fanatique Karsite ?
"Et bien ! Il va se mettre à pleuvoir du vin."
L'assistance toute entière retint son souffle quand Maya écarta Morag du gros Duc qui s'écroula. En voilà un qui nourrirait les conversations pendant un moment... Au moins, peut-être avait-il loupé l'annonce de l'apocalypse prochaine ; quelqu'un dormirait sur ses deux oreilles, ce soir à Haven... Car il n'était pas nécessaire de croire en une quelconque divinité pour voir que la gamine, cette Maya, avait quelque chose dans son regard ou dans son attitude qui montrait qu'elle était l'envoyée de quelque chose de supérieur. Saskia frissonna : la petite fille lui faisait froid dans le dos, en fait. Et quand Maya bondit sur ses pieds, la jeune baronne sursauta. Avant même que l'envoyée Karsite ne parle, elle savait qu'elle allait s'adresser à elle. Saskia serra les dents et attendit : alors, quelle malédiction allait lui jeter la gamine sorcière de Vkandis ?
- Vous le savez n'est ce pas ? Vous rêvez vous aussi."
Saskia aurait voulu avoir le temps de penser à quelque chose. Au lieu de ça, un battement de cils suffit à lui faire revoir des choses. Un rêve qu'elle avait oublié. Les flashs qui s'imposèrent dans son esprit arrivaient dans un ordre chaotique, par forcément chronologique. Comme l'assemblée silencieuse, Saskia dut retenir sa respiration, et une ride barrait son front. A côté, elle pouvait sentir le regard froid et dur de son père, et celui, interrogateur de sa mère. Maya, de son côté, était passé à autre chose. Mais les flashs ne cessaient pas. Et ces bribes de souvenir avaient la même consistance que les rares rêves prémonitoires qu'elle avait fait jusqu'à présent. Combattant la migraine qui lui martelait la tête, il n'était pas nécessaire qu'elle se donne en spectacle devant son Père. Saskia ne se voyait pas faire comme la Karsite en fauteuil et s'avancer à la vue de tous, et faire tout un discours sur ce rêve-là en particulier. Alors la Peste DeFeriel mit les mains sur les hanches, et lança, acide :
- Ouais, je fais des rêves. Comme tout le monde. Cette nuit, je rêvais justement que les Karsites étaient des timbrés.
Pourtant, il y avait toujours cette ride sur son front qui trahissait sa migraine. La princesse Rethwellane ne répondit rien, et une fois de plus, c'est la secrétaire Karsite qui s'agita et rompit le silence, suivie de Morag. Saskia voulait partir : elle avait l'impression qu'on lui tapait sur la tête avec un énorme marteau. Pourtant, il suffit de regarder Tomaz DeFeriel du coin de l'oeil pour voir qu'il la surveillait aussi. Au moindre signe de quelconque faiblesse, nul doute qu'il lui tomberait dessus comme un vautour sur un cadavre. Alors Saskia endura en silence, mâchoire serrée.