Pluiechantante ne savait trop que penser. À la fois, Fitz se plaignait de rencontrer partout autour de lui les misères les plus sombres du genre humain, et en même temps, il se refusait de voir les joies, car cela le déconcentrerait. Donc, Fitz se plaignait de quelque chose qu’il aurait pu changer, mais sans oser le faire, de peur de devenir moins performant. La kestra’chern ne voyait pas en quoi s’appesantir sur les vices de l’humain pouvait rendre plus performant un mercenaire. Se méfier de tout était sans doute indispensable. Mais ne relever que la noirceur de crainte que la lumière éblouisse, c’était stupide.
« Je te dis pas de penser que tout va bien. Mais que tu dois pas nier le bon que tu vois. Être amer ne rend pas plus efficace. Sauf pour se plaindre. »
Fitz semblait convaincu qu’il n’avait pas le choix. Qu’il devait agir conformément à ce qu’on attendait de lui. Qu’il n’avait aucune liberté. Si, comme il le claironnait, il était un pur produit du moule, pourquoi alors se sentait-il à l’étroit dedans ? Pourquoi aspirait-il à quelque chose de mieux, de plus élevé ? La plupart des mercenaires caressaient un jour le désir de se ranger, et de devenir aubergiste, commerçant, ou même paysan. Mais c’était rare qu’ils soupirent déjà après leur retraite à l’âge de Fitz. Clairement, il n’était pas si bien adapté qu’il le prétendait. Ou peut-être, songeait-elle, Fitz était vraiment bien adapté, mais ne l’acceptait pas. Et elle ne comprenait pas en quoi les engagements qu’il avait pris l’empêchaient d’être lui-même.
« Je comprends l’importance du mot dit. Mais je comprends pas le reste. Soit tu es issu du moule, et alors il est bien pour toi, à ta taille. Soit tu es mis dedans, et alors il est pas adapté. » Elle soupira. « Tu es pas heureux comme tu es, mais tu refuses de changer quelque chose, même un peu, pour rendre la vie meilleure. C’est ce que je comprends. Tu penses que tu dois pas être heureux pour faire ton devoir, ce que les Dieux veulent. Moi je pense que les Dieux ils donnent à une personne, pas à l’image de la personne. Enfin... »
Elle n’avait pas envie de prolonger cet épineux débat. Même quand elle pensait simplement avoir une conversation, elle se retrouvait presque toujours à faire son métier. Or, elle aimait son métier, mais elle aimait aussi pouvoir parler simplement.
Son métier, d’ailleurs, semblait difficile à comprendre pour Fitz. Il ne semblait pas réaliser qu’elle était une “oreille professionnelle” et qu’elle ne se laissait pas atteindre par les problèmes des autres. Elle avait été formée à écouter sans rien prendre sur ses épaules.
« Non. Mon vase ne se remplit pas par les autres. Car c’est mon métier. Je sais comment protéger mon cœur de ce qu’entendent mes oreilles. Moi, j’ai été formée à être kestra’chern. Comme toi, tu es formé à être soldat. Pour toi, c’est pas difficile de porter une arme, de t’entraîner tous les jours. C’est ton métier. Moi, une seule journée comme toi, et je suis complètement... euh... ramollie. Fatiguée. C’est pareil si toi tu essaies de faire mon métier. Ça te fatigue. Tu comprends ? »
Les gens ne la voyaient que comme une masseuse qui était à l’occasion de bon conseil. Ou alors comme une prostituée d’un genre particulier. Mais, avant tout, Pluiechantante était quelqu’un qui soignait, quelqu’un qui écoutait et qui conseillait, et parfois quelqu’un qui donnait des coups de pied aux fesses. Écouter, c’était la première chose que l’on apprenait à faire. Écouter sans se laisser affecter, écouter avec compassion, mais sans passion.
« La rivière, tu sais, elle se déverse par un bout, mais de l’autre, elle est remplie. La rivière est en mouvement continu, cyclique. » Elle sourit. « Je suis heureuse d’avoir aidé. Tu sais, c’est vraiment mon travail. Quand je t’ai dit, je soigne les cœurs, je disais vrai. Parlais... euh... disais la vérité. » Elle rit doucement. « Je suis pas malheureuse comme tu penses. Je suis juste un peu fatigué de la bêtise. Je suis là depuis deux ans au moins. Mais je souffre encore parfois du choc culturel. »
Après son attaque, Fitz décida de la rendre inoffensive en la ceinturant vivement. Pluiechantante haussa un sourcil amusé puis poussa un petit cri quand il lui fit couler de l’eau dans le cou. Elle fit semblant de se débattre un peu avant de répondre avec amusement.
« C’est comme ça qu’il y a des rumeurs. On voit Fitz et Pluiechantante enlacés, alors on dit que Fitz trompe Feuillemalice, et que la diabolique Pluiechantante a encore fait du mal. »
Tandis qu’il relâcha un peu son étreinte, la k’Leshya prit solidement appui sur ses jambes et poussa en arrière, pour le faire tomber dans l’eau. Elle espérait l’avoir pris par surprise, mais n’eut guère le temps de s’appesantir sur la question. Elle avait pris trop d’élan et perdit l’équilibre. Elle finit tout entière dans la fontaine, éclaboussant tout autour d’elle.