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Regarde moi, même si je me cache dans les ombres...

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Enju Rakel:
Du travail, Enju en avait pas mal. Ses journées étaient largement occupées à diverses tâches - que ce soit comme secrétaire karsite, copiste, ou en recherches dans la bibliothèque, elle avait toujours l'esprit tourné vers Aanor ou Vkandis. Pourtant, dès qu'elle quittait son travail des yeux, quelqu'un d'autre venait hanter ses pensées. Aaron... Enju poussa un soupir à fendre l'âme, allongée dans son lit. Elle était incapable de trouver le sommeil, et son regard marron-doré scrutait les ténèbres du plafond. Elle ne voulait pas déranger l'apprenti héraut qui s'occupait d'elle pour qu'elle puisse aller travailler à son bureau. Ah ! Vkandis ! Que n'aurait-elle fait pour recouvrer l'usage de ses jambes, dans une telle situation !

Au lieu de cela, elle pensait. Elle pensait à Aaron qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps. Elle eut un bref pincement au coeur, en imaginant que maintenant qu'il partageait sa vie avec quelqu'un, il ne voudrait plus entendre parler d'elle. Enju se torturait de longues heures en écoutant l'écho de cette pensée la hanter. Parfois, comme maintenant, elle en pleurait tant elle souffrait de la perte de son meilleur ami. Et elle n'arrivait pas à imaginer cesser en souffrir un jour. Divine Flamme, comme je peux être égoïste...

Le lendemain matin, les yeux gonflés et courbaturée à cause de la fatigue, Enju assista malgré tout à une réunion qui dura jusqu'en fin de matinée. Concentrée à sa tâche d'écriture dans un premier temps, elle ne se rendit pas compte tout de suite de la présence de Aaron dans la même pièce qu'elle ! Et ce n'est qu'en cherchant à jauger les participants par rapport à leurs expressions qu'elle vit son visage, de profil. Son coeur lui fit mal, brièvement... Avant que la douleur laisse place à une certaine détermination : il fallait qu'elle aille le voir. Rien que quelques secondes, même, le temps de s'assurer qu'il allait bien, vraiment bien. Isabeau lui avait démontré que... sa... ... "relation" n'était pas (trop) inconcevable. Au moins, elle n'en frissonnait plus ! Et elle commençait à réellement se réjouir pour lui. Mais Enju ne voulait pas passer complètement à la trappe...

Honte à toi, Enju : voilà que tu veux t'assurer qu'il pense encore à toi au lieu de t'inquiéter réellement de sa santé. Par Vkandis ! Il semble tellement fatigué.

Après ce court interlude, Enju n'eut plus le loisir de lever les yeux, trop occupée à noircir des feuilles entières de notes. Pourtant, elle était déterminée à aller jusqu'au bout, cette fois, au lieu de fuir comme elle le faisait depuis trop longtemps. Une fois la séance ajournée, elle ne se dirigea pas vers la bibliothèque ou son bureau, mais dans le couloir que le Héraut avait emprunté, sans doute pour vaquer à sa prochaine activité. Roulant aussi vite qu'elle le put, elle finit par crier le nom de Aaron pour qu'il la remarque et l'attende.

Et là, elle se sentit tellement bête ! Cela faisait des mois qu'ils ne s'étaient presque pas parlé. Ils se croisaient, s'adressaient à peine un "bonjour"... Il y eut quelques secondes d'un silence gênant, où tantôt Enju souriait de toutes ses dents, tantôt s'apprêtait à prendre la parole sans qu'un son ne franchisse ses lèvres. Et après un ultime soupir, Enju se lança :

- Comment vas-tu ? Ca fait... Ca fait longtemps qu'on n'avait pas eu le temps de parler un peu... Enfin, tu es peut-être pressé ? Excuse-moi, je n'ai pas pensé que tu étais peut-être attendu...

Aaron Greystoke:
4e décade de printemps 1481

La vie d'Aaron devenait plus compliquée, c'était un fait. Lui qui n'avait guère eu qu'à s'occuper de lui-même et de son Compagnon pendant des années, il se retrouvait à avoir une vie sentimentale plus remplie sur ces dernières décades que durant sa vie entière. Ce dont il ne se plaignait pas - avec les sombres événements actuels, on ne pouvait pas réellement se permettre de renier le moindre élément positif - bien au contraire, pas une seule seconde. Sa relation avec Manuchan le comblait, et rien que ça, c'était plus qu'il n'avait jamais pensé pouvoir avoir dans sa vie. Ses entrevues avec Jalena se poursuivaient, et il était parfaitement conscient que c'eût été le cas même si un coup du sort l'avait privé d'Empathie du jour au lendemain. Et puis au-delà de ça, il se rendait compte que le rôle qui s'était plus ou moins imposé à lui, ou que d'une certaine manière, il avait pris de  lui-même, lui plaisait beaucoup. Il avait pris Keryne et Enora sous son aile, en quelque sorte, et se plaisait dans le rôle de grand frère, peut-être, que cette place lui octroyait.

Mais outre les Mages noirs et l'Orbe, il restait malgré tout une ombre au tableau. Il n'avait toujours pas fait la paix avec Enju, et quand bien même l'expression n'était peut-être pas parfaitement adéquate, cette idée lui trottait parfois dans la tête, disparaissait quelques jours et revenait à la charge. Il avait été blessé de son rejet, c'était une évidence, mais il était passé à autre chose depuis un moment maintenant, et au final, il regrettait le lien qu'ils avaient, avant que ses propres sentiments ne devinssent plus romantiques. Et il s'en voulait de ne pas être revenu vers elle plus tôt, sans trouver réellement de bon moyen de le faire à présent. S'il faisait le compte, sans doute que plus d'une année s'était écoulée depuis qu'elle lui avait affirmé qu'elle eût dû prononcer ses voeux plus tôt, c'était beaucoup trop long pour simplement digérer une blessure narcissique. Alors il se promettait régulièrement d'y remédier, prochainement... mais ne trouvait pas d'occasion parfaite - et sans doute que ses craintes quant à la façon dont il pût être reçu en faisant un pas vers la karsite n'aidaient en rien - et repoussait sans cesse l'échéance.

Des occasions, pourtant, objectivement, il y en avait eues. Et il y en aurait encore. Elle prenait en note nombre de réunions, il assistait forcément à certaines d'entre elles... comme ce matin. Et si elle n'avait pas remarqué sa présence, lui l'avait suivie du regard dès son entrée dans la pièce. Ce qui fait qu'il supposait son indifférence volontaire et qu'il eût beau se promettre de lui parler, à la fin de la réunion, il était à nouveau parti pour repousser le moment fatidique. Prendre la fuite ne résolvait rien, et les remontrances de Raïna ne faisaient qu'appuyer celles dont il se gratifiait lui-même. Mais plus tard, comme toujours, c'était ce qu'il se répétait.

Son nom crié derrière lui l'arrêta comme il avait emprunté un couloir au sortir de la salle de réunion. Cette voix, il l'eût reconnue entre mille, avant même de se retourner, et sans que le son si caractéristique de son fauteuil n'eût trahi sa provenance. Enju. Son coeur se serra comme il se retournait pour lui faire face et la saluer, aussi droit et raide qu'elle pouvait en avoir le souvenir - particulièrement dans un cas comme celui-ci où il n'était pas plus à l'aise qu'elle. Elle avait réprimé un soupir, semblait hésiter à prendre la parole, et à l'instant où il inspira, prêt à le faire à sa place histoire de briser le silence pesant qui s'installait entre eux, elle se décida finalement à faire à nouveau entendre sa voix. Il la laissa faire, craignant de détruire les résolutions de la jeune femme.

Et il ne sut trop quoi penser de la façon dont elle s'exprimait, si bien qu'il ne pût s'empêcher de laisser ses boucliers descendre afin de capter les sentiments de la brune, un peu inquiet à vrai dire. Cela étant, quand bien même son emploi du temps restait effectivement chargé, il refusait de prendre la fuite. Maintenant qu'il était au pied du mur, autant qu'il fît face, après tout.

« Bonjour Enju. Ca fait une éternité, oui... et évidemment, j'ai toujours des horaires assez chargés, mais je peux bien avoir quelques minutes, oui... »

D'un geste de la main, il l'invita à bifurquer vers un petit salon un peu plus loin qui leur permettrait de discuter de façon plus privée, et quand elle eut avancé et l'eut dépassé, il reprit instinctivement sa vieille habitude de pousser son fauteuil. Comme avant. Comme si rien n'était arrivé. Comme si elle ne risquait pas de mettre en avant qu'elle pouvait le faire toute seule... Quelques minutes, ou un peu plus. Mais le laps de temps qu'il venait de donner lui permettait, éventuellement, si les choses ne se passaient pas bien, ou au moins pas calmement, de s'éclipser rapidement.

« Comment ça se passe de ton côté depuis... ? »

Depuis qu'elle l'avait jeté ? Depuis qu'elle avait prononcé ces fameux voeux ? Il ne termina pas cette phrase, refusant de céder à la rancoeur, qui d'ailleurs, n'avait pas lieu d'être. C'était du passé, et s'il voulait éventuellement retrouver un lien avec elle - quand bien même il était tout à fait conscient que ce ne pourrait plus jamais être comme avant, il avait tout intérêt à laisser passer tout ça. Il n'avait cependant même pas remarqué qu'il n'avait pas répondu à sa question, à savoir comment lui-même allait...

Enju Rakel:
Il pouvait avoir "quelques minutes" pour elle. Enju eut un sourire légèrement crispé, tant elle se sentit mal à l'aise, d'un seul coup. Pourtant, elle décida d'aller jusqu'au bout de ce qu'elle avait commencé, et après un hochement de tête, elle consentit à suivre la direction qu'il lui indiquait. Un salon. Privé. Elle et lui, seuls. La karsite en ressentit un léger malaise, qui se dissipa dès que la surprise s'insinua en elle. Tout naturellement, Aaron poussait son fauteuil. Comme avant. Les mains au-dessus des roues, suspendues, elle ne sut pas trop quoi faire, avant de s'installer au fond de son fauteuil, les mains sur ses genoux. Et un sourire gêné sur les lèvres.

Bien entendu, elle aurait pu se pousser seule, comme elle le faisait régulièrement. C'était pourtant là un geste que seuls les domestiques et ses (rares) amis les plus proches se permettaient. Devait-elle y voir un signe ? Elle se reprit mentalement : "Chaque chose en son temps, Enju. Ne commence pas à essayer d'anticiper l'avenir."

Une fois dans le salon, la tension était palpable, bien entendu. Aaron prit la parole le premier, et Enju ne put s'empêcher de rougir - de honte ! - quand il ne finit pas sa phrase. Elle se pinça les lèvres, et s'agita sur son fauteuil. Divine Flamme, comme elle aurait aimé disparaître, en cet instant ! Que pouvait-elle répondre à ça, sans fondre en larmes aussitôt ?

- Tu sais... A l'époque, je ne me rendais même pas compte combien mes mots pouvaient être blessants...

Enju avait simplement murmuré ces mots, même si elle les détestait. Et après ça, que pouvait-elle dire, hein ? Et s'il était déjà parti ? Elle leva légèrement les yeux juste pour voir un bout d'uniforme blanc, et s'assurer de sa présence. Nerveuse, elle commença à jouer avec ses doigts. Par quoi commencer ? Par le fait qu'elle était heureuse pour lui et cet homme ? Il n'avait pas besoin de sa bénédiction, à ce qu'elle sache ! Des larmes commencèrent à poindre aux coins de ses yeux, tant elle était perdue ! "Sois forte, Enju, au nom de Vkandis !"

- Tu me manques, Aaron.

Ses épaules s'affaissèrent et elle finit par lever son visage pour croiser son regard à lui. "Quelle mine affreuse tu dois lui présenter !"

- Je sais que je t'ai blessé, Aaron, profondément. Et tu n'imagines pas combien j'en suis désolée. Je sais qu'il est facile de présenter des excuses une fois que le mal a été fait. Et quand bien même nous avons été occupés, tous les deux, depuis près d'un an... Avant nous avions du temps l'un pour l'autre. Ô, Aaron... J'ai l'impression d'avoir perdu le seul et le meilleur ami que je puisse avoir. Et même si je suis sincèrement heureuse que tu aies trouvé... quelqu'un, je ne peux m'empêcher de penser, très égoïstement que tu... que tu me manques terriblement. Si tu ne veux plus me voir, je comprendrai tout à fait, mais je...

Elle s'interrompit, ne sachant pas elle-même comment finir sa phrase. Submergée par tout ce qu'elle ressentait, Enju baissa le nez sur ses genoux, et sur ses doigts qui s'emmêlaient, trahissant sa nervosité. Divine Flamme, elle voudrait tellement disparaître!

Aaron Greystoke:
C'était un vilain défaut, un mauvais réflexe, et sa morale hurlait de le voir utiliser ainsi son don. Mais c'était plus fort que lui. Il s'agissait d'Enju, il ne pouvait réellement pas s'en empêcher. Et puis son malaise était tellement palpable... Le cœur du Héraut se serra. Depuis quand lui faisait-il cet effet-là ?

Bien sûr qu'elle pouvait se débrouiller toute seule, il n'en doutait pas un instant, il n'en avait jamais douté, seulement, il avait toujours fait comme ça, et maintenant qu'il réalisait que les habitudes étaient définitivement revenues à la charge, c'était à son tour de ne plus se sentir très à l'aise. Enfin il ne l'était déjà pas quand il avait entendu sa voix, mais ça ne s'arrangeait donc pas. De là à ce qu'il rebrousse chemin, il y avait un gouffre, clairement. Il avait accepté de discuter avec elle, et ça faisait des lustres qu'il n'attendait que ça, hors de question de se défiler maintenant. Non, l'air de rien, il avait engagé la conversation, à présent qu'ils étaient seuls, et si elle non plus ne répondit pas à sa question, il ne put s'empêcher de sentir son cœur se serrer comme elle entrait aussitôt dans le vif du sujet.

Aussi stoïque qu'il parvenait à l'être, à présent face à elle, il l'entendait présenter des excuses maladroites, il sentait son malaise et sa peine, voyait les larmes s'amonceler aux coins de ses yeux. Et ça lui fendait le cœur.

Il lui manquait. Il n'en avait pas espéré autant, pendant toutes ces saisons... Et s'il avait bien compris qu'elle n'avait pas fini de s'exprimer et qu'il ne souhaitait pas la couper dans son élan, il n'avait qu'une seule envie à cet instant, la prendre dans ses bras et la réconforter. Certes, oui, il avait été blessé. Et à lui aussi, elle avait manqué, terriblement. Comme elle le soulignait, auparavant, ils avaient du temps l'un pour l'autre, quoi qu'il arrive. Ca n'avait plus été le cas, à l'évidence, pour tout un tas de raison, mais il se promettait d'ores et déjà d'y remédier... Même si ses journées commençaient sérieusement à devenir interminables.

Les doigts de la karsite emmêlés sur ses genoux, ce sentiment qui la tenaillait et qu'il ne pouvait s'empêcher de capter, et ces perles brillantes qui menaçaient de rouler sur ses joues... Il ne pouvait pas faire comme si ça ne le touchait pas, et il n'en avait d'ailleurs aucune envie. Il s'agenouilla près d'elle, pris ses mains dans les siennes, cherchant le regard qu'elle avait baissé sur ses genoux.

« Enju... »

Une pression sur ses doigts pour l'inciter à relever ne serait-ce qu'un peu les yeux vers lui.

« Je ne dirai pas que je n'ai pas été blessé... déçu mais... ça ne se commande pas, n'est-ce pas ? »

Il tenta un sourire, toutefois attristé par l'état dans lequel elle se trouvait. Manifestement, pour lui, la blessure narcissique appartenait au passé, mais ça n'empêchait qu'il avait toujours énormément d'affection pour elle.

« Tu m'as manqué aussi, Enju. Chaque jour. Et que j'ai rencontré quelqu'un d'autre n'y change rien. A vrai dire... Je suis touché que tu me considères toujours comme ton ami après... tout ça. Et je n'ai pas l'intention de refuser de te voir à jamais, bien au contraire ! »

Au contraire, pendant toutes ces saisons, il n'avait attendu que ça, un pas vers lui. Il n'y avait aucune chance pour qu'il la repoussât maintenant.

Enju Rakel:
Elle sursauta au contact des doigts autour des siens, et Enju s'en sentit presque honteuse de cette réaction, qui n'était que l'écho de sa nervosité. Elle cligna rapidement des yeux, pour chasser les premières larmes, avant de le regarder au travers de quelques mèches rebelles.

La prêtresse tenta, elle aussi, un sourire, tout aussi attristé. Aaron pouvait-il imaginer combien elle s'en était voulue ? Combien ces mots qui lui avaient semblés si simples mais sûrement pas si douloureux à entendre. Aussi hocha-t-elle la tête, repentante : oui, elle comprenait maintenant ce qu'il avait dû traverser, à l'époque, et depuis ce jour. Puis, petit à petit, son visage retrouva un certain éclat, et son sourire se fit plus sincère, plus naturel - et sa gêne fit rosir ses joues. Enju dégagea une de ses mains pour recouvrir celles d'Aaron.

- Merci Aaron... Ne plus te considérer comme un ami aurait été trop douloureux pour moi, tu sais. Tu es celui qui m'a toujours aidée, et soutenue. Tu m'es trop précieux pour que je puisse te perdre... Par ma faute qui plus est...

Un ami, oui, c'est ce qu'il avait toujours été pour elle. Oserait-elle parler d'un frère ? Non, même si les sentiments étaient là, elle n'arrivait pas à le considérer comme tel, d'un point de vue religieux. Mais elle l'aimait, d'une amitié folle, c'était indéniable. Enju n'eut pas besoin de beaucoup lutter contre elle même pour calmer sa nervosité... Sauf quand elle décida d'aborder un sujet un peu plus délicat :

- Alors ainsi, tu as rencontré un... Un...(elle hésita, comme si elle cherchait son mot. A croire que finalement, elle ne l'acceptait pas si bien...) ... Quelqu'un. Tout se passe bien ? Comment vous êtes-vous rencontrés ?

C'était d'une banalité affligeante ! Pour un peu, Enju se serait baffée. Mais après tous ces mois d'un silence gêné, elle ne savait pas quoi dire, sans craindre d'avoir un mot de travers...

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