Palais - Collegia > Caserne

Tenir le bon bout

(1/4) > >>

Dyalwen de Bordebure:
7ème jour de la 3ème décade d’été 1485 – Début d’après-midi

Bon. Ça y était. C’était l’heure d’un des cours qu’elle redoutait le plus. Autant certains ne l’inquiétaient pas, même si elle n’avait aucune connaissance en la matière – après tout, ils servaient à ça, les cours, non ? à apprendre ce qu’elle ne savait pas – autant celui-ci…

C’est facile, tu vas voir.
Qu’est-ce que tu en sais, toi ?
… J’en sais que les autres ont l’air d’apprendre facilement.

Mouais. Les lèvres de Dyalwen se tordirent en une moue dubitative. Elle n’était pas convaincue. Pas du tout. Si c’était si facile que ça, Dubhán n’aurait eu aucun mal à apprendre et Grand-père ne pesterait pas sans cesse contre le manque de volonté de son petit-fils. Et, elle avait beau être un brin plus énergique que son frère, la rouquine n’était pas franchement costaude. Il suffisait de voir le temps qu’elle tenait avec une fourche à la main. Heureusement, à Bordebure, elle n’avait jamais eu à vraiment curer les box – personne n’aurait osé demander ça à la fille de la maison – et elle ne s’était contentée que de coups de mains ponctuels… quand aucune figure d’autorité ne se trouvait dans les parages. Mais une épée et une fourche, ce n’était pas la même chose. Et retirer deux crottins d’une litière d’équidé n’avait rien à voir avec se battre.

Allez.

Elles étaient arrivées à la barrière qui marquait la limite du Champ des Compagnons et Tisia encouragea son Élue d’un coup de nez dans le creux du dos. Dyalwen soupira et se retourna pour une dernière caresse sur le chanfrein du Compagnon. Comme tous les jours depuis le début de la décade, elle avait expédié son déjeuner le plus rapidement possible pour avoir le temps de rendre visite à Tisia et, comme tous les jours, la pause se terminait trop vite. Encore plus ce jour-là puisqu’elle n’avait aucune envie de se rendre à son cours suivant.

La Grise passa donc sous la barrière et prit la direction de la Caserne. Elle ne savait pas à quelle sauce elle allait être mangée et elle espérait que son instructeur ne serait pas aussi… brute que Grand-père ou les maîtres d’armes de son frère. Son planning indiquait qu’il s’agissait d’un Héraut mais ça ne voulait pas dire grand-chose. Le seul avantage, c’était qu’il n’était pas trop difficile de repérer ledit Héraut en arrivant : personne d’autre ne portait un uniforme blanc au sein de la Caserne.

« Héraut Méra ? »

Décidée à faire tout de même contre mauvaise fortune bon cœur, Dyalwen s’efforça d’accrocher un sourire sur ses lèvres. Peut-être un peu crispé, le sourire, mais bon, c’était l’intention qui comptait, non ?

« Je suis Dyalwen. Pour le cours de défense. »

Oui, c’était évident. Et alors ?

Héraut Méra:
En général, en tant que seconde de Jarhindel, les activités de Méra consistaient à donner des enseignements spécialisés ou à mater des cornichons. Il était rare qu'elle enseigne aux débutants. D'une part, Jarhindel adorait s'en charger, d'autre part, elle n'était pas la plus patiente des femmes.

Mais aujourd'hui, 'Rhindel était occupé avec une jeune Héraut qui avait besoin de leçons particulières en vue de sa mission de Probation, aussi lui avait-il demandé de prendre en charge la petite nouvelle. Méra n'avait pas encore eu le loisir de la croiser, mais elle évitait autant que possible le réfectoire aux heures pleines et n'avait aucune raison de se rendre dans le Collegium directement. Sa chambre - pour le peu qu'elle l'habitait - se trouvait dans l'Aile des Hérauts et elle passait ses journées à la salle d'Armes. Ou derrière, parfois, dans les appartements du Maître d'Armes.

On l'avait avertie que Dyalwen était une jeune noble et qu'il n'était que peu probable qu'elle ait un jour tenu dans ses mains quelque chose de plus mortel qu'une aiguille à coudre. Mais Méra avait coutume de dire que même une aiguille pouvait se révéler une arme mortelle, dans des mains expertes. Et aujourd'hui il s'agissait surtout de voir si le cas de Dyalwen était désespéré, et si oui, à quel point.

Alors qu'elle regardait les manœuvres de deux soldats, visiblement adeptes de la technique consistant à foncer dans le tas sans réfléchir, une petite voix timide l'appela. Méra se retourna et accueillit la nouvelle venue d'un large sourire.

«Bienvenue à toi, Dyalwen! J'espère que ça ne t'embête pas trop de devoir te contenter de la seconde, mais 'Rhindel est occupé pour la journée et il était hors de question de retarder encore ta formation aux armes.»

Comme à son habitude, Méra parlait fort, d'une voix enjouée, sans se soucier le moins du monde des gens qui l'entouraient.

«Alors, j'imagine que comme tu es noble, on ne t'a jamais laissé toucher autre chose qu'une aiguille à broder? Ou bien ta famille est-elle moins bête que d'autres?»

Elle fit signe à la jeune fille de la suivre jusqu'à un râtelier d'armes d'entraînement. Celui-ci contenait une grande variété d'armes en bois, de toutes tailles et de sortes.

«Alors, quelques questions pour que je puisse un peu te cerner. J'ai cru comprendre que tu montais parfaitement à cheval, ça veut dire que tu n'es pas totalement ramollie! Certaines nobles ont l'air d'ignorer qu'elles ont le droit d'utiliser leur corps autrement que comme ornement! Est-ce que tu danses aussi? Sais-tu encore faire la roue? Es-tu capable de marcher le long d'une poutre sans tomber? Ah... encore une chose.» Elle baissa la voix. «As-tu tes menstrues en ce moment? Si oui, il faut me prévenir!»

Dyalwen de Bordebure:
Lorsque la Héraut pivota sur elle-même pour lui faire face, Dyalwen se sentit un brin soulagée. Déjà, elle ne s’était pas trompée d’interlocutrice, ça aurait pu être pire. Même si, bon, il n’y avait pas d’autre Héraut visible dans le coin, donc l’erreur était peu probable. Le sourire de la Blanche, son enthousiasme et sa frêle apparence étaient plutôt rassurants également. Au moins, elle n’avait pas la carrure d’une armoire à glace ni l’aspect austère de Grand-père. La rouquine ne contenta donc de secouer la tête en signe de dénégation à la question rhétorique de Méra. Clairement, non, ça ne la dérangeait pas de devoir se « contenter » de la seconde du Maître d’armes. En fait, pour le moment, ça lui allait même très bien.

La question suivante, en revanche, lui fit monter un peu le rouge aux joues. Sa famille n’était pas bête. Mais, c’était vrai qu’on ne lui avait jamais rien enseigné en rapport avec les armes. C’était réservé à Dubhán, ça.

« J’ai déjà manié une fourche, émit toutefois la rouquine pour ne pas laisser passer l’attaque contre sa famille sans rien dire. Mais jamais pour me battre. »

Elle suivit la Blanche jusqu’au râtelier d’armes d’entraînement, comme celle-ci le lui indiquait, pendant que les questions s’enchaînaient trop vite pour qu’elle puisse répondre. Profitant que Méra semblait vouloir reprendre son souffle, elle ouvrit la bouche pour répondre… mais la dernière interrogation de la Héraut lui coupa toute répartie et la fit rougir jusqu’aux oreilles. Mais mais mais ? Qu’est-ce que c’était que cette question ?

C’est juste une question, pas de quoi en faire un plat.

Dyalwen ouvrit la bouche une seconde et la referma sans qu’aucun son n’en sorte, avant de déglutir et de bafouiller à mi-voix.

« Non… non, pas en ce moment. »

Rouge écrevisse, la Grise garda les yeux fixés sur Méra, refusant de jeter le moindre coup d’œil autour d’elles, des fois que quelqu’un les ait entendues. Au moins, la Héraut avait-elle baissé le ton avant de parler mais… sa voix portait et le reste de son discours avait dû être perçu jusqu’à l’autre bout de la Caserne. Dyalwen n’avait aucune envie de savoir si c’était le cas de la fin aussi.

Elle déglutit à nouveau, en s’efforçant de reprendre contenance, et tâcha de se rappeler les questions précédentes. Histoire de penser à autre chose.

« Je n’ai jamais essayé de marcher sur une poutre, et je n’ai pas fait la roue depuis très longtemps – genre depuis que Mère avait banni les pantalons de sa garde-robe… La roue en jupe, c’était pas très convenable. J’ai appris à danser, mais je n’ai pas beaucoup pratiqué. »

La température de ses joues semblait diminuer un peu. Tant mieux. Répondre aux questions simples délayait sa gêne et Dyalwen s’efforça de persévérer dans cette voie.

« Pourquoi vous me demandez tout ça ? »

Héraut Méra:
«Une fourche, tu dis? Hmm.» Elle remua le nez, songeuse. «Normalement, on apprend pas tellement le combat à la lance aux Hérauts. Au bâton, à la limite, mais ce n'est pas forcément très pratique non plus.»

Devant le râtelier d'armes, Méra hésitait. Vu que la jeune fille avait déjà manié une fourche, commencer par une arme d'hast lui semblait une bonne idée. Mais elle n'avait jamais enseigné le combat à une parfaite débutante, aussi n'était-elle pas persuadée de la pertinence de son intuition.

Elle ne remarqua d'ailleurs pas que la jeune fille rougissait. Mais son ton et l'hésitation dans sa voix la firent sourire. Puis Dyalwen demanda la raison de toutes ses questions.

«Les menstrues influent énormément sur le ressenti de ton propre corps, et parfois même sur ton centre d'équilibre. De plus, pendant ces périodes, tu peux te sentir plus maladroite, avoir des douleurs dorsales ou au niveau du bas-ventre et des raideurs dans les jambes. Or je dois prendre tous ces paramètres en compte pour te former.» Dyalwen pensait-elle qu'elle posait ces questions par voyeurisme? «En fait, toutes mes questions ont pour unique but de me faire une première idée de ta condition physique et de ce que je pourrais attendre ou non de toi au début. Faire la roue travaille les muscles des bras, du dos et l'équilibre. Marcher sur une poutre entraîne l'équilibre et la perception de son propre corps. Danser aussi. En fait, j'essaie de déterminer à quel point tu es connectée  avec ton propre corps.» Elle lança un regard amusé à la jeune femme. «La plupart des jeux d'enfants servent en fait à construire notre musculature, notre équilibre et notre perception de nous-même. Tu verras ici des gens qui font la roue, le pommier, qui marchent sur les mains, qui grimpent sur tout ce qui peut être escaladé, etc. En combat, il est impératif de connaître ses possibilités et ses limites.»

Méra se décida pour deux lances d'entraînement. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pu eu l'occasion d'en manier une, et cela l'amusait de refiler une arme de soldat à une noble demoiselle.

Elle tendit la lance à Dyalwen et observa attentivement comment elle s'en saisissait. Puis elle lui indiqua la caisse des protections en cuir et lui montra comment les mettre. Elle-même portait déjà son plastron d'entraînement, ainsi que des jambières et des protections d'avant-bras.

«Autre chose... arrête de me vouvoyer. Je ne suis pas si vieille, et en plus, je déteste ça. Tu verras qu'ici la majorité des professeurs préfèrent être tutoyés. Même Jarhindel, le maître d'armes, commence à s'y faire!» Méra leva son arme. «En garde!» Puis elle sourit. «Vas-y, essaie de me toucher. Imagine que je suis une grosse botte de foin, si ça peut t'aider.»

Dyalwen de Bordebure:
Dyalwen ne voyait pas vraiment le rapport entre le maniement d’une fourche et celui d’une lance, mais elle n’était pas maître d’armes et elle n’allait certainement pas interrompre les réflexions de la Héraut. Elle se contenta donc de la suivre jusqu’au râtelier d’armes… avant de rougir jusqu’aux oreilles aux interrogations de Méra. Elle s’efforça toutefois d’y répondre le plus justement possible, avant de poser à son tour une question… dont la réponse fit regagner quelques degrés à ses joues. Alors, certes, la raison était valable – et la rouquine n’en avait jamais douté – mais ce n’était pas franchement un sujet qu’elle abordait avec détachement et spontanéité. Normalement, on n’en parlait pas. Jamais.

Heureusement, la Blanche ne s’attardait pas plus que nécessaire sur le sujet des indispositions mensuelles, ce qui permit à Dyalwen de reprendre peu à peu contenance. Elle n’avait pas eu de souci à parcourir le Champ des Compagnons en long, en large et en travers sur le dos de Tisia, à sauter les clôtures ou à traverser la rivière, mais elle avait beaucoup de mal à s’imaginer mettre en application les propos de Méra. Faire la roue, marcher sur les mains ou escalader ce qui s’y prêtait lui semblaient des activités bien trop éloignées de ce qu’elle faisait d’ordinaire. Peut-être même plus que le combat lui-même.

« Vous allez me faire faire ça aussi ? s’enquit donc la rouquine, avant d’avouer : Je ne suis même pas sûre de savoir encore faire la roue. »

Ça te plaira, si ça se trouve !
Tu crois ?
C’est mieux que la broderie, à mon avis.
Ce n’est pas difficile !

Dyalwen prit la lance que lui tendait Méra, hésitant quant à la manière de la tenir. La pointe n’aurait-elle pas dû être vers le haut ? Mais elle savait tenir une fourche et fit donc pareil : à deux mains, la gauche à mi-hauteur du manche, la droite en haut… Mais son instructrice lui faisait signe de la suivre vers la caisse des protections et la rouquine oublia ses interrogations pour obtempérer. Elle posa la lance contre le mur et s’équipa comme le lui indiquait la jeune femme avant de reprendre l’arme d’entraînement… et de rosir à la remarque sur le vouvoiement. Tutoyer une Héraut. Dire que deux décades plus tôt elle n’imaginait même pas avoir une vraie conversation avec un Blanc…

« D’accord, » répondit-elle toutefois.

Elle reprit la lance, tâchant d’imiter Méra, et la leva. Elle ne se sentait pas très adroite. Elle n’avait jamais levé une fourche si haut et, surtout, elle n’avait jamais essayé de piquer quelqu’un. Les bottes de foin, quoiqu’en dise la Blanche, étaient souvent posées au sol et immobiles. Mais elle fit deux pas en avant, visant le genou gauche de la Héraut avec la pointe de sa lance, sans veiller à garder un quelconque appui stable.

Navigation

[0] Index des messages

[#] Page suivante

Utiliser la version classique