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Comédie urbaine

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Yvelin:
1er jour de la 9e décade d'Été

Yvelin s'était fait beau. Autant que ses moyens limités le lui permettaient. Il avait enfilé sa tunique rouge la plus seyante, ciré ses bottes et tenté de coiffer sa tignasse - en vain, malheureusement. Il avait aussi remis une boucle à son oreille, un petit anneau d'or tout simple. Il ne voulait pas que le trou se referme. Il voulait se laisser une chance de pouvoir y accrocher un jour à nouveau un bijou d'importance. C'était sentimental et idiot, il le savait. Mais aurait-il été un vrai Barde s'il avait agi différemment?

Devant l'immense porte de la demeure Trevale, il se sentit intimidé. Ce n'était que la deuxième fois qu'il entrait dans une demeure noble. Il avait chanté chez des bourgeoises fortunées, souvent, mais malgré leurs tentatives, la splendeur de leur logement ne pouvait égaler celle de cette maison. Un instant, il se demanda s'il était censé passer par l'entrée des domestiques. Puis il se souvint que son statut était équivalent à celui de n'importe quel héritier d'une grande famille. On lui devait le respect. Il l'oubliait trop facilement.

Il se força à respirer lentement, pour dissiper l'angoisse. Il était le Barde engagé par dame de Trevale. Il était à sa place et personne ne pouvait contester sa légitimité. Après tout, elle l'avait préféré à Firen.

Yvelin actionna le heurtoir et attendit. Bien vite, un domestique vint ouvrir. La vue de l'écarlate lui suffit à inviter le Barde à entrer.

«Bienvenue à vous, Barde Yvelin. Puis-je prendre vos affaires?»

Instinctivement, Yvelin resserra la main sur l'étui de son luth.

«Je ne laisse personne s'occuper de mes instruments.»

«Très bien. Par ici, je vous prie.»

On le guida vers un petit salon meublé à ce qui devait être la dernière mode en matière de décoration d'intérieur et le serviteur s'éclipsa. Yvelin se retrouva seul à attendre.

Polygraphe:

Owen de Trevale
Owen était probablement un des jeunes hommes les plus chanceux du pays.
S'en rendait-il compte ?
Bien sûr que non.

L'effort le plus grand qu'il avait du faire dans sa vie avait du avoir lieu avant sa naissance, quand il s'était assez accroché à l'utérus de sa mère pour ne pas finir en drame familial, comme les trois quart des grossesses de la Dame de Trevale.
Le reste de sa vie, il n'avait jamais eu à prendre la moindre décision par lui-même. Et celui lui convenait à merveille.
On l'avait considéré comme un miracle, un garçon, un héritier vivant, enfin !
On avait répondu au moindre de ses désirs.
On avait découvert qu'il avait une peur panique des chevaux alors on l'avait gardé à demeure pour ne pas qu'il se ridiculise au Collegium, et on lui avait pris un précepteur.
On avait vite réalisé ses limites intellectuelles et on s'était mis à la recherche d'un régisseur extrêmement compétent pour faire le travail à sa place quand il hériterai.
Puis on lui avait cherché une femme, avec le fol espoir que des gènes différents des siens pourrait s'accorder aux siens, à bout de souffle.
Et ladite femme, devant son infertilité prévisible, avait trouvé le moyen de lui faire croire le contraire en lui offrant non pas un, mais deux enfants !

En bref, Owen était un homme stupidement heureux qui n'avait vécu jusque-là que pour manger et coucher avec sa femme, et qui découvrait à présent le sens d'un bonheur plus vrai en s'occupant de ses enfants.
Il était peut-être idiot, mais il avait bien compris combien cette descendance relevait du miracle - chut, qui a dit adultère? - et s'était tout de suite attaché à eux, avant même leur naissance.
Il délaissait un peu la salle à manger et la chambre à coucher pour passer des heures dans la nursery. Les nourrices n'en revenaient d'ailleurs pas. Elles avaient trouvé ça touchant, avant de changer d'avis devant son comportement face à elles. Rien ne devait aller de travers avec ses héritiers. Et Owen De Trevale savait se montrer pénible.

"Owen?! Nous avons une visite!"

Son fils dans les bras - car Owen bien sûr avait une préférence pour le garçon - il répondit en hurlant:

"Je suis occupé, plus tard!"

Mais il entendait déjà le pas léger et rapide de son épouse. Fleur passa la tête dans l’entrebâillement de la porte de la nursery, et sans un regard pour ses jumeaux, elle lui adressa une moue charmeuse.

"Owen s'il vous plait, il s'agit du Barde que j'ai engagé pour la fête en l'honneur des jumeaux. Je lui ai proposé de venir les voir, il a l'air de beaucoup aimer les enfants. Et il nous fera une proposition de chanson."
"Je n'ai pas besoin d'être là pour ça, et les enfants non plus. Ils vont attraper froid!"
"Owen, je vous en prie. Il fait parfaitement chaud dans toute la maison, et je ne vais pas faire montrer un Barde dans nos pièces privées. Je sais que vous êtes très fier de nos jumeaux, n'avez-vous pas envie de les montrer ?"

A la façon dont elle se tenait, et le regardait, il le savait perdu. Il était incapable de résister à sa femme. Elle le connaissait par coeur et savait exactement comment le faire plier. Et la voir là, penchée vers lui, le décolleté pigeonnant ayant gardé les rondeurs de sa grossesse, il ne pouvait tout simplement pas lui dire non.
Il se leva, son fils dans les bras, et une des Nourrices tendit sa fille à Fleur qui balbutia avant d'attraper maladroitement le bébé.
Et c'est ainsi chargé que le couple Trevale descendit dans un des petits salon du rez-de-chaussé.

"Barde Yvelin, c'est un plaisir de voir que vous avez répondu à mon invitation. Je vous présente mon époux, Owen."

Owen connaissait la réputation du barde en question. Il en avait entendu parler par un ami du Grand Conseil, et il n'oubliait jamais rien. Il n'aimait pas trop les Shay, sans vraiment savoir pourquoi. Mais il faut dire qu'ils étaient si souvent de tout bord dans ce milieu qu'il était difficile d'en trouver un doté d'une morale correcte. Et Fleur avait insisté...

"Barde Yvelin" salua-t-il simplement.

Il s'assit sur un large fauteuil - il fallait au moins ça pour son postérieur - son fils dans les bras.
Fleur fit une légère révérence et continua:

"Voici notre fille, Camélia, et notre fils, Ambroise."

Les jumeaux, âgé de 4 mois, étaient aussi blonds que leur mères. Owen était ravi qu'ils aient hérité de ses magnifiques cheveux.

"Je vous en prie assez-vous."

Elle le fit et commanda d'un ton doux mais ferme:

"Du thé."

Puis après avoir essayer de caler correctement sa fille - sans succès, elle demanda à Yvelin:

"L'inspiration a-t-elle été au rendez-vous ?"

Une domestique arriva à cet instant, portant un lourd plateau de thé fumant, ainsi que de nombreux gâteaux qui firent saliver Owen. La cuisinière était laide à faire peur, mais elle faisait de fameuses pâtisseries !

Yvelin:
Quand Fleur entra dans la pièce accompagnée de son époux, Yvelin ne put s'empêcher de penser que le destin avait dû bien s'amuser à réunir ces deux-là. Même s'il n'était sans doute pas le mieux placé pour en juger, Yvelin trouvait Fleur ravissante. Un peu trop évaporée et superficielle à son goût, mais on ne trouvait rien à redire à sa plastique. De plus se dégageait d'elle une joie de vivre, une légèreté et une gaieté propre à illuminer la pièce. Owen, au contraire, était laid, mou, sans énergie et sa simple présence faisait regretter à Yvelin de ne pas se trouver à un endroit plus intéressant... à un cours de mathématique, par exemple.

Heureusement pour tout le monde, les deux bébés étaient d'adorables poupons blonds et potelés. Ils avaient visiblement eu le bon goût de prendre du côté maternel. Bien que, s'il en croyait les rumeurs qui circulaient, il fût très peu probable qu'Owen en fût le père. Et en le voyant de plus près, difficile de donner tort à la rumeur. Yvelin doutait sincèrement qu'il y ait un jour quoi que ce soit de suffisamment vigoureux en cet homme pour mettre une femme enceinte.

Yvelin s'avança à leur hauteur et esquissa la courbette attendue. Chez les Bardes, l'étiquette était enseignée avec beaucoup d'insistance et respectée scrupuleusement. Il attendit que le couple soit installé pour prendre place lui-même.

«Vos enfants sont tout à fait charmants. Et je ne peux qu'admirer le goût avec lequel vous les avez nommés. Nul doute qu'ils seront un jour les coqueluches de la cour.» C'était bien ce que désirait leur mère, après tout. Et s'ils avaient de la chance, ils seraient aussi beaux et futiles qu'elle. «Et je suis persuadé qu'ils hériteront de leur père la rectitude et une morale sans reproche.»

Tout autre compliment n'aurait pu être que mensonge, il s'était donc creusé la tête à la recherche de quelque chose de positif à dire sur Owen. Même ses alliés le trouvaient stupides. À dire vrai, il n'avait personne au Palais ayant une réelle bonne opinion de lui. Au mieux, on le qualifiait d'inoffensif.

«Et oui, l'inspiration a été au rendez-vous. Et vous savez, quand on est Barde, il est moins question d'inspiration que de travail. À force de composer encore et encore, d'improviser et de se produire, nous apprenons à construire des musiques et des textes à partir de minuscules détails. Alors une histoire aussi riche que celle de votre famille ne pouvait manquer de m'inspirer.»

Il offrit son plus beau sourire à Owen et Fleur. La bonne revenait maintenant avec le thé et fit le service.

«C'est vraiment une superbe maison que vous avez là. J'imagine que vous devez susciter bien des convoitises!»

Fleur de Trevale:
Yvelin savait parfaitement tourner ses compliments et ils furent reçut avec un gracieux sourire de Fleur. Owen, très sensible à la flatterie, se rengorgea, ce qui lui donna un peu l'air d'un dindon.
Il était en effet intimement persuadé d'avoir une morale irréprochable. La rectitude par contre, il ne savait pas ce que ça voulait dire, mais ça avait l'air flatteur.

"Vous brisez un peu la magie, Barde Yvelin. Moi qui imaginait les vôtres déambuler, rêveurs, attendant l'inspiration presque divine..." plaisanta à moitié Fleur, le ton légèrement badin.

Légèrement, parce qu'Owen était jaloux, et que même si le Barde n'aimait pas les femmes, elle ne pouvait s'empêcher d'instaurer un rapport de séduction avec les hommes.

Après plusieurs acrobaties qui eurent le mérite d'amuser sa fille, Fleur réussit à la poser contre son épaule, la tête blonde de Camélia dépassant juste ce qu'il fallait pour qu'elle puisse voir le monde de ses grands yeux bleus. Sa mère étant installée légèrement de biais, le bébé pouvait observer Yvelin, même si elle ne voyait guère d'une longiligne forme rouge. Mais ça changeait assez pour la captiver.
Fleur, qui savait recevoir et boire son thé avec un art consommé, se retrouva tout à coup gauche, une tasse fumante à la main, un bébé de l'autre côté qu'elle ne voulait pas risque de brûler, tout de même.
Elle avait beau essayer de paraître naturelle, il était clair qu'elle n'avait pas l'habitude d'avoir ses enfants dans les bras.

"Des convoitises? Oh je ne crois pas, bien que notre Nom soit illustre, n'est-ce pas Owen?"

Celui-ci, en train de s’empiffrer de choux à la crème, lui lança un regard un peu perdu, puis s'empressa d'avaler sa nourriture, manquant s’étouffer. Fleur se retint tout juste de fermer les yeux de dépit.

"Oui, les Trevale sont importants. Je suis Grand-Conseiller vous savez."

Fleur jeta un oeil à la décoration de son salon et ajouta:

"Nous aimons en tout cas recevoir dans une atmosphère et une ambiance paisible et élégante. Et si par convoitise vous voulez dire envie, je prends ça pour un compliment"

Mais effectivement, cette magnifique maison avait été plus que convoitée par les cousins d'Owen qui rêvaient d'en hériter. Mais elle leur passait sous le nez. Et Fleur ne les laisserait pas tenter de la reprendre.
Mue d'un sentiment protecteur, elle resserra inconsciemment sa prise sur sa fille et plongea son nez dans les fins cheveux blonds de Camélia pour en humer l'odeur si particulière des nourrissons. Ce geste spontané la surprit elle-même.

"Nous avons hâte d'entendre ce que vous avez composé. Je crois que les enfants sont sensible à la musique. N'est-ce pas Owen ?"

Après tout, il les connaissait bien mieux qu'elle.
Owen, qui avait reprit son activité principale, à savoir manger, essuya rapidement les miettes tombées sur Ambroise et acquiesça.

"Ca oui, ils aiment beaucoup m'entendre chanter."

Fleur sourit avec tendresse, touchée au fond qu'Owen puisse se méprendre à ce points sur sa voix. Elle avait rarement entendu quelqu'un chanter si faux.

Yvelin:
Yvelin trouvait Owen encore plus ridicule que ce que les portraits qu'on avait dressé de cet homme laissait suggérer. Son imbécillité, sa fatuité, son contentement manifeste étaient tellement évidents que le jeune Barde devait usait de tout son art pour ne pas se moquer de lui. Pour se faciliter encore la tâche, il décida de ne s'adresser qu'à Fleur, à moins qu'Owen ne lui laisse pas le choix.

«Votre maison est idéalement située, et on sent que la décoration est du fait de quelqu'un doué d'un goût sûr et raffiné.»

D'une certaine manière, c'était facile de dire ce qu'on attendait de lui, surtout à quelqu'un comme Fleur de Trevale. Être charmant, admiratif voir flagorneur ne lui posait aucun problème, du moment qu'il n'en pensait pas un traître mot. Alors pourquoi était-ce si difficile de dire les mots attendus quand le cœur y était?

Il chassa cette pensée en sortant son luth de son étui. Il n'avait pas le temps pour se morfondre sur ses erreurs.

«Les bébés aiment la musique, c'est certain. Pour leurs jeunes esprits, elle est plus facile à comprendre que la voix et la parole. Car s'ils n'en comprennent les mots, ils perçoivent les émotions qui l'habitent.»

*Jargon pseudo-mystique de Barde: fait!* entendit-il Liselle murmurer à son oreille. Il retint un sourire en accordant son instrument.

«Voyons si ma musique saura les atteindre.»

Il entama l'introduction en reprenant la progression mélodique des couplets. Il avait choisi une musique plutôt solennelle, d'aucun aurait dit pompeuse. Mais il ne doutait pas un instant qu'elle soit du goût des deux parents, lesquels ne semblaient vivre que pour et par les ors de la cour.

♪Dans les terres à l'est où le jour naît,
La roche est dur, le vent tranchant,
mais le sol est riche et vivant
et l'eau chante en clapotis gais.

"Trevale je nomme ces lieux,
car ici meurent trois vallées,
formant cette plaine baignée
de lumière, bénie des Dieux."

Ainsi parla le premier père,
de cette famille réputée.
Puis après lui son fils aîné,
rendit cette terre prospère.

Chaque illustre enfant des trois vals,
reprit le flambeau et la quête,
Paix ou guerre, victoire ou défaite,
Rien n'entamait leur idéal.

C'est de cette illustre lignage
qu'Ambroise et Camélia sont nés.
Sous le regard de leurs aînés,
qu'ils reçoivent leur héritage.

De leur mère, nous leur souhaitons
de prendre la grâce, la beauté,
pour qu'ils ne cessent d'amener,
joie et gaieté dans leur maison.

De leur père, l'illustre lignée,
la rectitude, la noblesse,
pour qu'ils saisissent sans faiblesse,
le flambeau de leur destinée.♪

Il reprit la mélodie des couplets une fois encore puis plaqua les derniers accords.

«Je peux évidemment ajouter encore quelques couplets, si cela vous semble nécessaire.»

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