Les mots d'Allister lui firent mal. Très mal. Ce n'était pas la première fois qu'on lui lançait des horreurs à la tête, mais jamais personne n'avait frappé aussi près de ses angoisses les plus profondes.
Qu'est-ce qui motivait ses actes? Son envie d'aider les autres, sa générosité, sa gentillesse? Ou plutôt ce besoin de se savoir utile, presque indispensable, cette soif de reconnaissance et de gratitude, lui permettant de se complaire dans un contentement de soi confortable? Se souciait-elle réellement des autres? S'occupait-elle d'eux pour eux, ou parce qu'elle était incapable de gérer l'angoisse que leur état suscitait chez elle?
Ses actes étaient-ils moins bons si ses motivations n'étaient pas totalement pures?
Elle ne s'était jamais considérée comme quelqu'un de particulièrement altruiste. Elle s'estimait bien plus rationnelle que les Hérauts qui semblaient parfois vivre pour mourir en martyr, dans un geste d'abnégation totale. Elle aimait ce qu'elle faisait, elle était heureuse de mettre ses Dons au service du plus grand nombre. Mais était-ce réellement suffisant? Pouvait-elle être une bonne Guérisseuse, malgré son égoïsme? Ne pourrait-elle pas faire davantage?
Et finalement, quelle importance? Elle avait échoué, une fois de plus.
«
Pardon...»
Son esprit embrumé par la douleur ne perçut que trop tard l'effondrement psychique d'Allister. Quand il s'écroula dans ses bras, à peine avait-elle eu le temps de réaliser qu'il se passait quelque chose. Puis leurs peaux se touchèrent, et ce fut comme un coup de poing dans l'estomac. Elle en eut le souffle coupé. Les émotions du jeune homme s'infiltrèrent sous ses boucliers et elle fut prise d'un vertige. Elle se rattrapa tant bien que mal, physiquement et mentalement. D'une main, elle tâtonna à la recherche d'une surface sur laquelle s'appuyer. Elle trouva une chaise. Elle s'y tint et le laissa glisser au sol, tenant Allister de l'autre main.
Maintenant assise, elle put accueillir le jeune homme contre elle; il était de toute manière bien trop faible pour résister. Elle le serra contre son sein et lui caressa les cheveux. Le bruit des sanglots emplissait la pièce. Depuis quand n'avait-il pas pleuré?
Petit à petit, Thalyana retrouva son calme. Les larmes, qui coulaient malgré elle, se tarirent. Elle ne comprenait pas très bien ce qui venait de se passer. Mais quelque part, au fond d'elle, elle savait qu'elle venait de sauver le jeune homme. Elle ne savait pas de quoi, ni de qui, mais cela n'avait aucune importance.
Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front d'Allister et le serra plus étroitement. À cet instant, il avait l'air d'un petit enfant perdu. Il s'accrochait à elle, peut-être paniqué qu'elle s'en aille. Elle aurait pu calmer le jeune homme facilement, l'aider à regagner contenance. Mais ce dont il avait besoin, c'était de s'abandonner dans des bras rassurants.
Elle essaya de remettre de l'ordre dans les événements. Et surtout, elle tenta de dresser un portrait mental de l'ingénieur. Elle avait très vite compris qu'il jouait un rôle, sans doute parce qu'en premier lieu, il l'avait sous-estimée. Elle savait qu'elle pouvait paraître simplette ou naïve, mais elle n'était pas stupide. C'était cette erreur initiale qui avait conduit à la catastrophe. Incapable de trouver comment lui parler, Allister avait fini par craquer. Elle réalisa que l'élément central de sa personnalité était la peur. La peur de souffrir, la peur de perdre le contrôle, la peur d'échouer. Par peur, il préférait être seul. Il préférait s'enfermer dans une mascarade.
Thalyana le serra plus étroitement contre son cœur. Que pouvait-elle faire de plus, de toute manière? Parler, au risque de rompre le charme? Ou parler, simplement pour remplir la pièce de mots doux et rassurants? Elle avait peur de dire ce qu'il ne fallait pas, peur de l'effaroucher.
Quand elle ouvrit la bouche, ce fut pour entonner un chant calme et apaisant de son enfance.
♪Les larmes qui coulent
nourrissent la terre,
abreuvent la mer
et éclairent le ciel.
Les larmes qui roulent
nettoient le cœur,
effacent les peurs
et lave le fiel.
Les larmes qui tombent
purifient l'âme,
éloignent les drames
et chassent les querelles.
Des larmes qui sèchent
naissent les sourires,
jaillissent les rires
et au cœur pousse des ailes.♪
Gênée, elle se tut quelques instants.
«
Est-ce que tu veux me parler?»